Le discours douloureux en réadaptation : quel langage pour les patients ?

Le discours douloureux en réadaptation : quel langage pour les patients ?

© Masson, Paris, 2004 J. Réadapt. Méd., 2004, 24, n° 3, pp. 90-100 MÉMOIRE Le discours douloureux en réadaptation : quel langage pour les patients ...

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© Masson, Paris, 2004

J. Réadapt. Méd., 2004, 24, n° 3, pp. 90-100

MÉMOIRE

Le discours douloureux en réadaptation : quel langage pour les patients ? Quel vécu pour les équipes ? J.M. WIROTIUS Service de Médecine Physique et de Réadaptation, Centre Hospitalier, 19100 Brive.

Nous abordons ici, deux thèmes centrés sur la signification de la douleur dans les unités de réadaptation. De façon préliminaire, notons que nous avons souhaité centrer notre réflexion sur le comportement douloureux. Ceci plutôt que d’envisager des aspects plus « physiologiques » des phénomènes douloureux. Non pas que les dimensions anatomiques, biologiques,… de la douleur n’aient pas d’intérêt ou d’importance, mais il nous a semblé que c’est au niveau du « comportement douloureux » que l’essentiel des enjeux humains et affectifs se jouait pour les partenaires des soins en réadaptation. La douleur est au cœur de l’interaction des soignés et des soignants et constitue un langage, une manière d’être au monde, un appel, une recherche du sens, une confrontation au corps objet,… et nous essayons de mieux en comprendre les diverses composantes. Les deux thèmes proposés sont : le corps douloureux et sa signification chez les soignants et les soignés en réadaptation et le langage de la douleur. Le premier thème pourrait se nommer : « Le vécu douloureux en réadaptation : patients et équipes en souffrance » et le second : « Le langage douloureux ». Ces deux thèmes ont en commun le champ général de la transmission du sentiment douloureux. Comment la douleur devient un sentiment partagé et comment elle se transmet dans le discours ? Le premier thème envisage les partenaires de la douleur, les patients et les soignants comme acteurs dans le récit partagé de la douleur et le second thème propose une analyse du discours sur la douleur. I. Ioteyko [1] précise que la douleur est tout à la fois une sensation, une perception, un phénomène physique et aussi un sentiment : « le sentiment est donc la partie affective de la sensation,… la douleur d’origine physique est donc une sensation en même temps qu’un sentiment. Elle fait partie du groupe des sensations affectives ».

LA SIGNIFICATION DE LA DOULEUR POUR LES SUJETS ET LES ÉQUIPES Deux regards, deux sensations coexistent sur la douleur : ceux de la personne soignée et ceux de la personne soignante. Comment ces deux pôles se structurent-ils et Tirés à part : J.M. WIROTIUS, à l’adresse ci-dessus.

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communiquent-ils entre eux ? Le corps douloureux est perçu, vécu et reçu, et cela s’organise entre les sujets, les soignants et le milieu de vie.

LE CORPS DOULOUREUX PERÇU PAR LES SOIGNANTS La douleur perçue par l’équipe : un ressenti affectif pénible et frustrant La transmission de la sensation douloureuse à l’équipe par les patients est une donnée essentielle des échanges. Comment est transmis à l’équipe le message « douleur » ? Est-ce par le langage, par le comportement,… Lorsqu’une équipe fait la synthèse d’une journée, il y a à dire les événements, les fièvres, les traitements,… mais aussi les douleurs. La perception de la douleur est pénible pour l’équipe et c’est une source durable de stress. La perception de la douleur par un soignant est une donnée instantanée, immédiate qui ne requiert aucun recours à des procédures intellectuelles complexes. Cette perception est aussi universelle, même si elle est à chaque fois, pour chacun une donnée singulière. Le sujet douloureux interroge sans cesse l’équipe sur la persistance de la douleur. L’équipe est dans une situation de « douleurs transmises ». Ce poids de la douleur est ressenti comme une charge pour l’équipe et laisse une empreinte durable sur le vécu quotidien de chacun. La douleur est portée, emportée voire transportée parfois de l’hôpital jusqu’au domicile. La douleur interroge les capacités de l’équipe à soulager, à soigner, à aider les personnes accueillies dans leur difficile relation avec leur corps blessé. Pourquoi ne pouvons nous pas toujours soulager la douleur ? Peut-on dissocier dans notre perception la douleur (dimension organique) de la souffrance (dimension psychologique). Cette totalité du corps souffrant est lue par tous les soignants. En réadaptation, il est aujourd’hui très délicat de faire une dichotomie du corps et de l’esprit. Nous restons toujours très circonspects et intrigués, lorsque la dimension « psychogène » devient la cause unique et supposée d’une douleur chronique.

Certains patients sont admis dans l’unité de réadaptation pour des troubles fonctionnels en rapport avec la douleur. La douleur devenue chronique, c’est à dire prolongée dans le temps, a des conséquences fonctionnelles secondaires en limitant les possibilités d’action du sujet. C’est le cas des patients douloureux chroniques comme les rachialgiques accueillis après un arrêt de travail prolongé de parfois plus d’un an. Dans la séquence de l’OMS de la classification internationale des handicaps (version de 1980) : déficiences, incapacités et handicaps, la douleur est intégrée au handicap dans la mesure où elle va ne pas permettre, telle une barrière invisible que transporte le sujet, de faire les activités souhaitées. Surtout si ces activités comportent une part de durée, de répétition d’un effort et c’est alors par un effet domino, une première conséquence en amenant une autre, la question du déconditionnement [2]. Un sujet réduit son activité du fait du déclenchement douloureux lors de l’action, et peu à peu par un mécanisme d’entraînement dans une spirale descendante, il fait de moins en moins d’activités qui deviennent de plus en plus pénibles. Non pas que la pathologie, cause de la douleur, ait changé, mais il y a une moindre adaptation dans tous les registres où l’action participe au maintien de la fonction. Par rapport à la problématique des fonctions en rééducation, la douleur est un inhibiteur de l’action, du mouvement, de la motricité. Il y a pour chacun des facilitateurs et des inhibiteurs fonctionnels. Cette information (la douleur comme inhibiteur du mouvement) est à discuter avec les sujets, par exemple pour une meilleure acceptation d’un traitement antalgique. Il y a pour chacun une différence importante au niveau des significations selon que l’on prend des médicaments « seulement » pour ne pas avoir mal ou dans un projet fonctionnel comme médication positive du mouvement.

La douleur et les soins en réadaptation (1) La douleur et les lieux de soins : la rééducation soignante et la rééducation programmée Dans le secteur de soins de rééducation dits du « plateau technique », la douleur a un statut différent de la douleur pour le secteur d’hospitalisation. Sur le plateau technique, avoir mal peut soit entrer dans l’argumentation du « faire », pour ne pas se faire mal, et restreindre son activité, soit être un témoin, comme l’ombre portée du « travail » en rééducation. Il y a ainsi des situations où « se faire mal » est une situation vécue de façon positive. On peut à l’extrême considérer le sujet sportif qui à l’évidence lors de l’exercice du sport va « se faire mal » et pourtant sera heureux de recommencer dès que possible. Pour la partie soignante en hospitalisation, la douleur va de nouveau davantage référer à la pathologie médicale 1 Rachialgique : personne souffrant d’un mal de dos en rapport avec le rachis, la colonne vertébrale. 2 Le « plateau technique » désigne dans un service de réadaptation le secteur géographique où interviennent les professionnels comme les kinésithérapeutes, les ergothérapeutes, les orthophonistes,… où se situent le gymnase, la piscine,… 3 Les soins dans le secteur d’hospitalisation sont représentés par les infirmières, les aides soignantes qui agissent sur le lieu de vie des patients.

et redevenir une plainte. Avoir mal, peut être le témoin d’une affection intercurrente : une douleur thoracique pour une affection cardiovasculaire, une douleur du mollet pour une phlébite,… D’autre part le ressenti douloureux va devenir plus envahissant dans un contexte de retour sur soi et d’interaction avec la famille, les visiteurs.

(2) La douleur et le contexte homme/femme La question des différences de perception de la douleur, du rapport à la douleur selon le sexe du professionnel est discutée. Est-ce différent selon que le soignant est un homme ou une femme ? La « sensibilité » à la douleur est-elle différente ? L’écoute attendue est-elle différente ? plutôt une attente de compassion pour l’interlocuteur féminin et plutôt une attente de solution pour l’interlocuteur masculin ? Par rapport à la sensibilité à la douleur, JF Dortier [3] note : « les filles manifestent une plus grande précocité et implication dans les relations sociales. Dès l’âge de 6 mois, elles ont une plus grande attention et une meilleure reconnaissance des visages. RM Simmer a montré qu’à 12 mois, les petites filles réagissent plus fortement à la détresse d’autrui : elles ont tendance à pleurer plus souvent et plus longtemps que les petits garçons quand un autre enfant pleure.… ces prédispositions naturelles sont affermies par l’éducation et les interactions,… les chercheurs constatent que… les filles sont plus empathiques, manifestent plus d’intérêt au bien être des autres… ». Il est à noter que la majorité des acteurs de soins des hôpitaux et des personnels de santé est de sexe féminin et que la féminisation progresse pour tous les métiers de la santé.

(3) La douleur et les capacités d’expression L’idée est ici que chacun n’aura pas les même capacités à exprimer la douleur, à raconter son vécu douloureux. Soit pour des questions de santé : c’est la problématique des personnes confuses, aphasiques, démentes,… ou dans l’incapacité de parler ou de personnes immobilisées. Les capacités d’expression sont réduites dans ces diverses situations, par exemple parce que l’énoncé n’est que peu ou pas pris en compte si le locuteur douloureux est dévalorisé et renvoyé à un manque de crédibilité, ou parce que le sujet est paralysé,… soit parce que les capacités à raconter, qui sont très inégales sont déficitaires.

(4) La douleur et la variabilité du ressenti et de l’expression douloureuse Cette dimension est complexe à analyser en raison de la diversité des situations cliniques, psychologiques, anthropologiques. L’idée que chaque culture « module » l’expression de la douleur est au moins une donnée du sens commun.

(5) La douleur et les violences Le corps handicapé peut être victime de violences. Cette situation est retrouvée en particulier dans les cas de souffrance cérébrale notamment chez l’enfant. On connaît ces

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pratiques éprouvantes de « patterning » [4] où des stimulations répétitives des effecteurs moteurs, en mobilisant sans cesse l’enfant, doivent améliorer l’état cérébral en recréant par rétroaction les patterns neurologiques déficients. Parmi nos hypothèses, nous avons émis l’idée que le corps handicapé est en première intention, dans le premier contact, dans la perception immédiate reçu comme un corps douloureux. Cet impact émotionnel versé dans une impression de corps inconfortable, pénible à vivre,… est à considérer dans la dimension phénoménologique du corps handicapé. Le corps handicapé semble dire la douleur, que celle ci soit ressentie par le sujet concerné ou non. Un corps brisé, amputé,… avec des mouvements modifiés, une silhouette inhabituelle exprime pour l’observateur un corps douloureux, même si le sujet handicapé n’en a pas le ressenti et que lui, n’a pas mal.

(6) La douleur et l’« antalgie soignante » : de la douleur à la douceur Nous appelons « antalgie soignante » le fait pour le sujet soignant de gérer la douleur de l’autre par un apprentissage de conduites antalgiques en situation de soins. Lors d’un premier soin, on peut noter que tel mouvement fait mal, telle posture est douloureuse. Le soignant va peu a peu, au fur et à mesure de la répétition des soins, apprendre à faire pour un sujet donné des gestes de moins en moins douloureux, à rester en deçà du seuil douloureux. C’est ainsi que se met en place progressivement l’antalgie soignante. Cet aspect des conduites constitue un ajustement stratégique. La question se pose de la transmission possible de ce savoir faire acquis au contact du corps douloureux d’un membre de l’équipe aux autres membres de l’équipe. Dans certains cas, la situation est générique : par exemple, pour un sujet hémiplégique, la mobilisation de l’épaule du côté de l’hémiplégie, a toute chance d’être douloureuse et l’on se montre d’emblée très à l’écoute de ce risque et prudent lors des mobilisations du bras. Dans d’autres cas, c’est plus singulier, tel sujet longtemps immobilisé après une phase de réanimation prolongée va exprimer des douleurs lors de certaines séquences de soins, comme lors de la toilette corporelle, lorsqu’on le tourne dans son lit, par exemple. C’est alors que peu à peu, les soins vont être faits avec une douleur moindre dans ce souci de l’antalgie soignante. Elle représente l’anticipation du geste douloureux par apprentissage direct en situation d’expérience, en évaluant les effets des actions ou par apprentissage par renforcement vicariant [5] en observant le comportement d’un autre soignant, en regardant faire les autres, en écoutant raconter les autres. Ainsi les soignants vont apprendre le « corps douloureux » et les gestes appropriés pour éviter d’atteindre le seuil douloureux, soit par l’expérience vécue directe et personnelle, soit par observation des autres collègues. L’observation pouvant être elle-même directe (voir faire) ou indirecte (dire le faire) lors des échanges professionnels.

LE CORPS DOULOUREUX VÉCU PAR LES SOIGNÉS Quelle signification la douleur a-t-elle pour les sujets accueillis en réadaptation ? Comment interprètent t-ils les sensations douloureuses ? Le sujet va considérer la douleur selon plusieurs axes :

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Sa causalité La douleur est-elle « normale » ?, le sujet a fait un effort, une chute… ou est-elle intercurrente, inattendue. Au cours de l’hospitalisation la douleur peut apparaitre dans une zone primaire ou secondaire. Une zone primaire sera celle concernée par le motif d’hospitalisation. Par exemple un genou opéré qui est douloureux. Une zone secondaire sera extérieure au problème à l’origine de l’hospitalisation (par exemple une douleur du mollet qui peut évoquer une phlébite) après une intervention à distance sur la hanche. La douleur est-elle le témoin d’une maladie ? Les douleurs peuvent renvoyer sur la cause supposée, à rechercher et à traiter. Une cause est médicale, si elle peut être dite ou écrite. Une douleur bien identifiée est souvent plus facile à prendre en charge et les moyens développés davantage efficaces. C’est le contexte classique de la place de la douleur dans la sémiologie médicale. Le problème de la sémiologie de la douleur est que la douleur est un indice thématique, à peine localisateur,… une douleur abdominale peut renvoyer à une douleur cardiaque, une douleur du genou à une arthrose de la hanche,…

Son acceptabilité, sa causalité L’acceptabilité de la douleur est liée à divers facteurs, son intensité, sa durée mais aussi sa causalité reconnue. Par causalité, nous voulons ici dire la possibilité pour le sujet douloureux de nommer la cause supposée de la douleur. Si j’ai mal, il doit bien y avoir une raison,… qu’il faut découvrir et traiter,… Ce sont les demandes insistantes d’imagerie médicale, surtout vers les projets radiologiques à forte valeur de représentation du corps (par exemple le scanner, l’IRM,…). Dans cette recherche causale, il faut souligner le discours ordinaire du sujet dans une unité de soins en rééducation et qui constate des phénomènes douloureux : les douleurs sont dites « musculaires » si leur présentation se veut rassurante, et alors synonymes de « pas graves ». Elles acquièrent en gravité lorsque la cause évoquée est tendineuse, puis osseuse,…

Son intensité Les douleurs vont ou non mobiliser l’attention du sujet. Intenses, elles envahissent le sujet entier, alors que peu intenses, les douleurs restent focales et mieux tolérées. Si l’intensité de la douleur est un élément essentiel, il y a aussi à considérer son étendue en particulier dans le temps et dans l’espace. Pour que du sens naisse autour de la douleur, il est nécessaire de faire apparaître des différences et c’est l’objectif des évaluations notées au quotidien par le sujet. Par rapport à la présence douloureuse, l’intensité est du côté de la visée, de l’attention apportée, l’étendue est du côté de la saisie, de l’analyse pertinente en fonction de critères cliniques. De façon sommaire, les cliniciens pour les actions thérapeutiques séparent les douleurs liées à un excès de nociception et celles liées à des désordres neurologiques car les thérapeutiques sont pour partie différentes.

Son contrôle, sa maîtrise Une question essentielle concerne la maîtrise de la douleur avec ce sentiment que l’on peut ou non en contrôler les effets. Cette possibilité de contrôle douloureux représente une limite pour les équipes soignantes qui ne peuvent accompagner le patient au delà, sans être envahi eux même par la souffrance.

Sa durée C’est par sa durée que la douleur pose problème. Lorsqu’elle est brève et que sa valeur informative est utile, elle est considérée de façon positive, voire, on peut lui conférer un statut essentiel au point de ne pas « vouloir la masquer ». Lorsque la douleur dure, elle est rapidement un pôle très péjoratif et les réponses médicales vont aller dans différentes directions : vers une escalade des examens, des thérapeutiques, des agressions corporelles,… avec des propositions chirurgicales ou vers des stratégies de fuites, la confrontation à la plainte à la douleur restante étant pénible. Dans tous les cas le corps douloureux chronique est d’une faible valeur dans la hiérarchie des problèmes médicaux. La question de la douleur et de son mode d’expression selon la journée et la nuit est posée. L’expression en serait différente : les personnes auraient plus de facilité à parler à l’équipe de nuit. Nous évoquons ici la question de la légitimité de l’interpellation du soignant. « Avoir mal » est un thème ordinaire et accepté d’interaction soignant — soigné. L’échange sur la douleur est un scénario ritualisé entre les patients et les équipes : quelle part à cette légitimité dans la mise en place de la plainte douloureuse ? En résumé : on est autorisé à interpeller l’équipe, si l’on a mal ? En sachant que le soignant va toujours réagir de façon couplée et différente selon que la cause de la douleur est identifiée ou que la douleur est l’indice d’un problème encore à découvrir.

avec une lésion identifiée) d’autres n’ont pas de cause retrouvée et alors s’énonce la dimension « psychogène » comme étiologie. Aux frontières de ces situations très troublantes pour les équipes, il y a les tableaux actuels dénommés par exemple « fibromyalgie » [6] qui permettent le dire médical et l’existence officialisée d’une « maladie ». On peut partir de l’idée que le sens du rapport au monde est organisé par nos schémas d’action ; et par conséquent tout ce qui vient les perturber modifie du même coup la signification de notre rapport au monde. La douleur est inhibante pour le mouvement, celui qui a mal évite de bouger, de se déplacer. La notion d’énaction semble ici utile à considérer [7]. Cette notion envisage le « phénomène de l’interprétation tout entier, dans son sens circulaire de lien entre action et savoir. Nous nous référons à cette circularité totale de l’action/interprétation par le terme de faire-émerger ». « L’énaction, est plus qu’une simple interaction, qu’un contact d’interface, c’est la création de configurations d’états en évolution continue, parmi toutes les configurations possibles [8] ».

Un ressenti/une signification La douleur présente la particularité d’installer une menace potentielle et d’envahir peu ou prou le champ d’action du sujet. La douleur est ressentie et en cela elle est une expérience commune mais individuelle et de ce fait, elle répond au cadre général de l’évaluation à partir de la notion d’affordance [9]. C’est le cadre du plan d’expression, pour celui du contenu, on réfère aux significations de la douleur.

Le corps douloureux et le confort Le confort est défini comme un sens proprioceptif, comme la sensation immédiate du corps au contact de l’environnement physique. Que cet environnement soit physique, sonore, visuel,… Le confort permet un évitement programmé des douleurs.

Son retentissement fonctionnel La douleur et le mouvement : le mouvement n’est guère possible en cas de douleurs. La douleur a un impact important sur le « faire » et ses modalités. Est-elle la (seule) justification des incapacités fonctionnelles ? C’est la place de la douleur dans le processus handicapant. La douleur peut accompagner le handicap comme une ombre ou être le « handicap ». C’est la douleur — handicap, lorsque le sujet à partir des phénomènes douloureux perd ses capacités motrices, et par une cascade d’événements déstructurant décline vers un état de déconditionnement majeur et vers une perte des rôles sociaux.

Son retentissement émotionnel La douleur a un retentissement émotionnel dès que sa durée est prolongée. C’est une question difficile. Comment imaginer le corps douloureux comme un tout alors que l’idéologie médicale véhicule l’idée que si certains douleurs ont bien une cause organique (c’est à dire ici en rapport

LE CORPS DOULOUREUX VÉCU PAR LES FAMILLES Quelle signification la douleur a t elle pour l’entourage du patient ? Comment la famille relaie-t-elle la douleur ? Se sent-elle coupable de n’avoir pu trouver les moyens, l’environnement qui auraient pu soulager le sujet. La famille a-t-elle un rôle qui polarise l’angoisse ou au contraire dédramatise et apaise ? 4 La notion d’« affordance » est un concept devenu très populaire, proposé dans les années 80, par James J Gibson. C’est l’adaptation immédiate d’un sujet à son environnement avec comme notion annexe que les propriétés de l’environnement sont perçues par le sujet en fonction de ses propres caractéristiques. Ici la douleur peut être ressentie immédiatement comme une donnée sensible et l’on fait l’hypothèse que cette perception réfère à sa propre échelle douloureuse, échelle construite par les expériences douloureuses personnelles vécues. « Les propriétés de l’environnement ne sont pas perçues selon une échelle de mesure extrinsèque mais en référence aux propriétés intrinsèques de l’individu ».

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LE LANGAGE DE LA DOULEUR Comment se structure le discours sur la douleur pour notre culture ? Pour C. Maury-Rouan, dire la douleur n’est déjà plus la vivre de la même façon. Les variantes ethniques et anthropologiques de la douleur sont à prendre en considération. De fait, il faudrait plutôt parler de la capacité d’un sujet à faire partager à l’autre son ressenti émotionnel douloureux et surtout aussi à obtenir l’intérêt de l’autre pour sa souffrance. La douleur comporte un versant expression (plan d’expression) et un versant ressenti (plan du contenu). En cela, la douleur avec sa médiation corporelle est tout à la fois à l’intérieur du corps et à l’extérieur par son expression. Sur le plan du langage, on retrouve plusieurs aspects dans l’expression de la douleur (figure 1) : — Les aspects textuels lorsque le sujet met en mots l’expression de la douleur. Il parle et c’est cette séquence sonore qui dit la douleur. C’est une partie de l’expression qui peut être écrite, retranscrite et qui comporte une séquence temporelle syntagmatique. — Les aspects discursifs lorsque l’expression douloureuse est considérée dans son ensemble comme un comportement qui exprime la douleur : le sujet par son comportement, ses mimiques, ses attitudes, ses paroles aussi exprime pour l’autre la douleur. C’est un tout qui comporte des formes signifiantes diverses simultanées et successives.

LA MISE EN MOTS DE LA DOULEUR Claire Maury Rouan [10] propose les deux hypothèses suivantes : l’importance du dire dans la douleur et sa diversité individuelle. Ce que cet auteur note, c’est la relative pauvreté du discours douloureux. Le champ lexical est limité, répétitif et la douleur est le plus souvent définie en terme de causalité, de localisation, d’intensité et de durée. Le vocabulaire de la douleur est repris dans les questionnaires de douleur, ceux que l’on propose aux patients douloureux de remplir. Nous reproduisons dans le tableau I le « questionnaire de douleur de Saint Antoine version abrégée » avec le classement proposé. Il est une transposition d’un autre questionnaire, le MacGill Pain

La santé La raison

La maladie L'énonciation

Le handicap La passion

FIG. 1. — Langage, maladie et handicap.

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Questionnaire (MPQ). Ce questionnaire a été développé par R Melzack (1975) de l’Université McGill à Montréal, à partir est il dit : « du vocabulaire particulièrement riche d’une de ses premières patientes qui amputée de jambe souffrait de douleurs fantômes ». Le nombre de « mots » retenus dans le MacGill Pain Questionnaire est de 78 répartis en 25 sous classes. Il est constitué d’une série d’adjectifs permettant de qualifier la douleur. La version complète du questionnaire français adapté du MGP comporte 61 mots et a les mêmes objectifs. Les mots pour rendre compte de la douleur réfèrent à une liste restreinte ce qui contraste avec la diversité des situations et des personnes concernées. Les rapports de la douleur à l’expression verbale sont complexes et le langage ne saurait que très mal en rendre compte. A. Daudet [12] dit « Ce que j’ai souffert hier soir — le talon et les côtes ! La torture… pas de mots pour rendre ça, il faut des cris. D’abord à quoi ça sert, les mots, pour tout ce qu’il y a de vraiment senti en douleur (comme en passion) ? Ils arrivent quand c’est fini, apaisé. Ils parlent de souvenir, impuissants ou menteurs. » Nous avons fait passer le « questionnaire douleur de Saint-Antoine » à Alphonse Daudet à partir du texte « La doulou ». Avec deux interrogations, les mots utilisés dans la Doulou sont-ils homologues de ceux qui sont actuellement en œuvre dans le questionnaire qui reprend les expressions habituelles et y-a-t il d’autres façons de dire la douleur dans un texte. Un professionnel du récit, peut il avoir des stratégies originales pour rendre compte du phénomène douleur. Nous reproduisons en annexe la passation d’A. Daudet. Il propose des mots (pas tous ceux du questionnaire complet mais les mots utilisés sont (presque) tous répertoriés. Le lexique est homologue et semble bien stable et limité. Les propositions de mots d’A. Daudet sont dans les registres proposés à la fois sur les thèmes sensoriel et affectif. Nous n’avons pas retrouvé dans le texte de Daudet, qui est fait d’une succession de mots, de phrases courtes, d’autres procédés qui au niveau textuel pourraient participer au message douloureux. En fait, c’est dans la répétition insistante, variés, imagés de ces messages de souffrance que naît cette idée de douleur avec une présence qui la met au cœur du discours. Nous reproduisons dans le tableau II, extrait d’un numéro spécial de la revue « Neuro-chirurgie » consacré à la chirurgie de la douleur, ce qui est nommé dans le texte « Echelle d’appréciation subjective de l’intensité de la douleur ». Le tableau d’origine comprend deux colonnes : la première est noté « degré » et cite les 5 niveaux, la seconde est intitulée « qualificatifs employés par les malades ». C’est cette colonne que nous avons « mappée » selon trois registres identifiés : l’intensité, la tolérance et les conséquences fonctionnelles. Il y a, trois dimensions dans la description en expression verbale de la douleur : — une certaine représentation du corps qui passe par le contenu sémantique des prédicats utilisés comme tirer, serrer, etc., — une modalisation qui supporte les effets passionnels (pouvoir supporter, savoir comprendre, vouloir suppri5 Douleur fantôme : douleur ressentie dans une partie du corps qui a été amputée.

TABLEAU I. — Questionnaire de douleur abrégé (Hôpital Saint-Antoine, Paris, F Boureau [11], 1984). Domaine

Dimension

Classe

Temporelle

Mécanique

Sensoriel

Affectif

A

Élancements

A

Décharges électriques

C

Coup de poignard

C

Pénétrante

D

En étau

E

Tiraillement

Thermique

F

Brûlures

Paresthésies

H

Fourmillements

Caractère sourd

I

Lourdeur

Fatigue, asthénie

J

Épuisante

Anxiété

L

Angoissante

Punition, persécution

M

Obsédante

O

Énervante

Tension nerveuse

Évaluatif

Terme

O

Exaspérante

Évaluative

P

Déprimante

Évaluation, gène, tolérance

N

Insupportable

TABLEAU II. — Appréciation subjective de l’intensité de la douleur [13] (d’après G Mazars, 1976). Intensité

Tolérance

1

Légère

Supportable

2

Moyennement intense

Désagréable

Gênante

3

Intense

Pénible

Très gênante Sévère

4

Très intense

Intolérable

5

Horrible, déchirante

Insoutenable

mer,… et qui est traduite par tous les adjectifs de la liste et notamment en « able », « ible »,… — des phénomènes d’intensification ou de modulation quantitative qui caractérisent l’énonciation (accent, répétition, nombre, etc.). La douleur ne s’exprime pas de façon immédiate dès son apparition. Dire qu’il y a une douleur suppose que son intensité et sa durée aient franchi un seuil d’expressivité. Le seuil d’expressivité de la douleur représente ce moment où le sentiment douloureux va être partagé entre le sujet et son environnement. La douleur entre dans le champ de l’interaction. Le sujet communique sur la douleur, la douleur est un élément de la communication, la réduction de la douleur devient une quête sensible et partagée. Celui qui ressent une douleur va communiquer selon une gradation (figure 2) : — Dans un temps premier, le sujet « a mal ». Avoir mal est ennuyeux, mais n’a pas encore cette dimension d’envahissement de l’être. Si j’ai mal au genou, je peux encore me déplacer et marcher, et je n’en parlerai peut être pas.

Conséquences

Il n’y a pas encore de dimension émotionnelle forte. C’est une problématique intérieure. — Dans un second temps le sujet est douloureux, avec cette infiltration du sujet par la douleur. La douleur s’exprime non plus seulement dans le langage, mais aussi dans le discours. On « voit » que le sujet est douloureux, il n’a pas besoin de le dire. Son attitude est explicite. La douleur dans cette configuration est un élément maîtrisable. Cette « douleur » a comme autre caractéristique possible celle de modifier les conduites. C’est un élément dont le corps doit se séparer, qui doit être « enlevé », extirpé. La jonction entre le mal et la douleur se situerait au niveau de l’enveloppe corporelle. — Dans un troisième temps, il y a la souffrance. Si l’on évoque la souffrance, c’est que la douleur est durable et qu’elle n’est pas aisément contrôlable. La souffrance s’étend à toutes les composantes physiques et morales, au sujet comme a son entourage. Souffrir se partage. Tous ces énoncés sont possibles : « j’ai mal au genou, j’ai des douleurs du genou, je souffre du genou ». Dans notre hypothèse, telle qu’elle est représentée sur la figure 2,

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INTENSITÉ SURFACE

ÊTRE DOULOUREUX

AVOIR MAL SOUFFRANCE -

ÉTENDUE TEMPS ÉCOULÉ

SOUFFRANCE +

FIG. 2. — La douleur, entre intensité et étendue « avoir mal et être douloureux ».

il y a une gradation d’intensité entre avoir mal et être douloureux, alors que la référence à la souffrance traduirait l’étendue du processus douloureux. Dans cette approche, la souffrance suppose le vécu immédiat de la situation, ou au moins l’actualisation d’un rappel ou d’un futur douloureux dans la durée aussi. En terme de « surface » douloureuse, les mots semblent aussi gradués : le mal est localisé, la douleur peut référer à du plus diffus, et la souffrance a un registre d’étendue encore plus vaste, on n’est plus obligé de localiser le phénomène douloureux. J’ai mal au pied, j’ai une douleur de la jambe, je souffre de tout le côté droit : ces trois énoncés vont croissant en terme d’intensité de la douleur et d’expression dans l’étendue de la surface concernée.

reuse soit reconnue et aussi pour que soit reconnu le droit à la souffrance. Minimisation vs dramatisation : le discours douloureux peut avoir pour tâche de relativiser la portée de la douleur. Un enfant tombe, puis pleure, l’entourage intervient et dit « C’est rien ». Au contraire l’énoncé douloureux peut être destiné à renvoyer à un champ émotionnel à résonance bruyante. Il faut aussi faire la différence entre la « douleur — conséquence » et la « douleur — indice ». Pour le patient en effet, il est toujours plus facile d’accepter la « douleur — conséquence », car il en connaît la cause et peut au moins croire qu’il en apprécie le risque. Mais la « douleur — indice », celle qui paraît « anormale », ou « excessive », ou inexplicable est difficile à supporter.

À l’axiologie

Embrayage vs débrayage : le discours sur la douleur peut être dit « embrayé » si le locuteur est directement engagé dans l’énonciation (le sujet dit : j’ai mal au genou) ou débrayé (le sujet dit : le genou me fait mal). Ici selon le sujet installe dans le discours un sujet distinct et distant par rapport à l’instance de l’énonciation. Embrayages et débrayages peuvent être actantiels, temporels et spatiaux.

Les valeurs sociales en jeu [14] dans la douleur sont en particulier : le stoïcisme, la liberté, la dignité, l’héroïsme, le courage, l’initiation, l’offrande, l’éducation, la vérité [15], la crédibilité,… et aussi la cruauté, le pouvoir,… À la pénibilité des traces individuelles de la douleur, correspond un versant idéalisé des représentations sociales. Comme la sublimation d’une sensation, la douleur, qui de fait est crainte voir redoutée dans ses formes sévères, mais qui peut transformer le douloureux en héros. Le discours sur la liberté : « c’est sa privation qui l’érige en en valeur et en objet de visée » [16]. La douleur met en jeu la valeur de liberté avec ses composantes profondes. Nous avons reproduit le carré sémiotique sur la liberté, proposé par Denis Bertrand (figure 3). La douleur place le sujet du côté de l’impuissance (lorsque la douleur est présente, on « ne peut pas faire » et de l’obéissance (on « ne peut pas ne pas pouvoir faire », pour se conformer à sa dictée. A. Daudet sous titre l’ouvrage sur la douleur : « dictante dolore » traduit par « sous la dictée de la douleur ». Cette approche de la douleur évoque une « manipulation multi-directionnelle » par l’expression de la douleur. La manipulation apparaît sans y mettre aucune péjoration dans : « faire faire, faire savoir, faire croire ». La douleur dit Freud, fait « surgir la nature primitive en dépit des entraves de l’éducation ». « L’irruption de la souffrance, dit JC Coquet [17], suppose la perte dudit contrôle et le passage à l’instance corporelle ».

À la manifestation

À la véridiction

Immanence vs manifestation : référence à la douleur ou à une (ma) douleur. Le discours douloureux a une composante immanente et une composante manifestée. La douleur a une réalité affective, linguistique, psychologique,… indépendante de ses manifestations concrètes. Cette potentialité douloureuse se retrouve dans la « peur d’avoir mal », dans le registre des évitements et des protections.

L’importance du contrat de véridiction dans le discours sur la douleur est essentielle. La véridiction est fondée sur l’opposition entre le paraître et l’être : « c’est ce modèle qui fonde le contrat de véridiction, c’est à dire les conditions de la confiance qui déterminent le partage des croyances, en perpétuel ajustement entre les sujets au sein du discours [18] ». Le faire cognitif qui agit comme un transformateur de ces états (vrai, faux, secret, mensonge) se décline en un faire persuasif (côté destinateur) et un faire interprétatif (côté destinataire) [19]. Le sujet est dans le « paraître » douloureux, mais « est »-il douloureux ? C’est une question centrale dans les relations entre les personnes soignées et soignantes. À

LA GESTION DU DISCOURS DOULOUREUX Le discours est à situer par rapport À la distance prise dans l’énonciation

À l’argumentation, le droit de souffrir Le discours sur la douleur est aussi destiné à être transmis à l’autre pour que d’une part la réalité doulou-

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Pouvoir faire liberté

Pouvoir ne pas faire indépendance

Ne pas pouvoir ne pas faire obéissance

Ne pas pouvoir faire impuissance

FIG. 3. — Le carré sémiotique de la « liberté ».

vérité évidence

être

mensonge simulation

secret dissimulation

paraître

non paraître

non être

fausseté

FIG. 4. — Le carre sémiotique de la veridiction : être/paraître (D. Bertrand, 2000).

tous les instants de l’histoire partagée, cette interrogation est posée. Les premiers auteurs reconnus pour leur investissement dans le champ de la douleur soulignaient que « le premier objectif du clinicien sera d’affirmer l’organicité de la douleur » [20] c’est à dire l’idée qu’il a des « vraies douleurs » à causes identifiables et des « fausses » douleurs sans cause objectivable et alors déclarées « psychogènes ». Les circonstances des échanges sur la douleur sont ainsi résumées : — Le sujet dit qu’il est douloureux (paraître) et il est douloureux : c’est le cadre de la vérité. « c’est vrai qu’il a mal ». — Le sujet paraît douloureux mais ne l’est pas aux yeux de l’interlocuteur : c’est le mensonge ou la simulation. — Le sujet ne veut pas paraître douloureux, mais il est douloureux : c’est le secret ou la dissimulation. Par exemple un sportif peut vouloir masquer l’existence d’une douleur pour jouer le match suivant dans son équipe. — Le sujet ne paraît pas douloureux et il ne l’est pas : il est faut de dire qu’il a mal. Ces quatre situations vont être au cœur du discours soignant sur le patient douloureux avec la mise en question permanente de ce contrat de véridiction.

À la croyance (figures 5 et 6) Le sujet douloureux est celui qui sait et qui peut ou non énoncer et dire sa douleur, ou ne pas la dire. L’interlocuteur est dans une situation où il va entrer dans un processus de croyance. Est-ce que ce que me dit le sujet est crédible ? Pour entrer dans le processus de crédibilité il est nécessaire que le soignant trouve des indices objectivables hors du dire du sujet. Le soignant « ne sait pas » : il est informé de l’état douloureux et peut soit croire soit ne pas croire à la réalité du message du douloureux. Il va osciller ou peut osciller entre croire et ne pas croire et ce sera le doute. Sa croyance sera transformée en savoir s’il peut argumenter ce choix sur un plan cognitif. Le soigné est celui dans le procès qui « sait » et qui aussi croit à sa plainte et veut faire croire à sa douleur. Si ce savoir n’est pas transformé en croyance deux cas sont illustrés : le croire apparaît secondairement chez l’interlocuteur, où cela lui revient comme un doute : « si on me dit que je n’ai rien ?,… c’est dans ma tête ? ». L’axe « savoir » vers « ne pas croire » serait celui de la non transformation de la sensation nociceptive en une douleursentiment.

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LE DISCOURS DOULOUREUX : CARACTÉRISTIQUES croire

savoir

L’utilisation des clichés et le renvoi à des stéréotypes La douleur renvoie à des expressions, des locutions très semblables chez tous ceux qui souffrent. De fait, la liste des mots exprimant la douleur et qui sont regroupés dans les « questionnaires douleurs » réalise un corps assez figé, avec un nombre de mots limités.

(le doute)

ne pas savoir

ne pas croire

le soignant FIG. 5. — Le soignant : entre croire et savoir.

croire

savoir le soigné

ne pas savoir

ne pas croire le doute

FIG. 6. — Le soigné : entre savoir et croire.

Cette construction des mécanismes de la « croyance douloureuse » paraît centrale dans les échanges sur ce thème entre les personnes soignantes et soignées. Les deux schémas de relation entre le « croire » et le « savoir » sont asymétriques pour les deux partenaires.

À la gestion de l’intersubjectivité Ce serait là une façon de rejoindre les mécanismes d’empathie comme théorie de l’expérience de l’autre.

Le recours aux métaphores est fréquent pour exprimer la douleur La métaphore est définie (entre autre, car le sujet « métaphore » est un thème immense pour la linguistique générale) comme un procédé de substitution paradigmatique [21], avec ici pour visée la sensation corporelle induite pour partager la douleur. Il pourrait y avoir dans ce partage, une amorce de soulagement. Ceci rejoindrait la sensation qu’à le soignant de porter, d’emporter, de transporter la douleur au-delà de l’échange immédiat et d’entrer en souffrance. Par exemple Alphonse Daudet [22] parle de « flammes, de brûlures, de braises, de coups d’aiguilles, de guêpes qui ardillonnent, de coups de canifs sous l’ongle de l’orteil, de coups de lance dans les cotes, de déchirement, de coupure fine, de coups de lances, de dents de rats très aiguës grignotant les doigts de pieds, de morsures, de fusée qui monte pour éclater dans la tête, de torsion des mains, des pieds, de muscles broyés par un camion, de crispations de noyé »,… L’auteur des célèbres Lettres de Moulin a été victime d’une « syphilis nerveuse » [23] avec un tabès invalidant et douloureux. Les écrits sur la douleur ont été rapportés après sa mort dans un petit livre qui compile des notes [24]. La métaphore a pour l’essentiel une fonction persuasive. Il s’agit d’abord de convaincre l’autre de l’importance de la douleur vécue et de l’intégrer à la perception douloureuse par des images au fort potentiel émotionnel avec un ressenti corporel immédiat. L’intensité douloureuse chez A. Daudet est évoquée par des mots évoquant l’excès et la durée : « les fulgurations dans le pied, les douleurs intolérables au talon, des heures des moitiés de nuit passées mon talon dans la main,… avec la projection du ressenti ». Il s’agit là de l’usage des métaphores dans la vie quotidienne pour construire une expérience inédite.

À la construction de la référence Le pourquoi de la douleur. Une partie de la visée dans le discours douloureux a trait à la recherche de la causalité, l’autre ayant trait à la mise en œuvre de l’intersubjectivité. Cette dimension réflexive, en retour vers le sujet, du thème douleur se situe a un premier niveau d’analyse quand le sujet cherche à comprendre le pourquoi de la douleur. Ce pourquoi peut référer au sens commun (le sujet a des douleurs vertébrales, parce qu’une vertèbre s’est déplacée ) ou à une explication rationnelle (le sujet a des douleurs du genou à cause d’une arthrose évoluée). Cette référence au corps objet est fréquente dans le discours lié à la santé.

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Isotopie et discours douloureux L’isotopie, se définit [25] « comme un ensemble redondant de catégories sémantiques qui rend possible la lecture uniforme du récit,… ». Il s’agit ici, dans le contexte du discours douloureux, que toutes les figures de sens (le 6 Bien sur et heureusement,… les vertèbres ne se « déplacent » pas sauf en cas d’accidents très violents lors de traumatismes routiers par exemple, et c’est alors le drame des lésions rachidiennes et médullaires avec les paralysies secondaires lorsque le contenant osseux blesse le contenu nerveux.

dire, les mimiques, les attitudes, les comportements moteurs,…) soient homogènes pour éliminer toute ambiguïté : c’est à dire ici : ne pas douter de la réalité de la douleur chez l’autre. En effet toute discordance discursive : dire la douleur mais sourire, se plaindre et ne manifester aucune limitation fonctionnelle,… va pour l’observateur éveiller le doute, qui inscrit à l’encre invisible au dos de la douleur, ne demande qu’à être révéler. La source des propos est discréditée, la douleur est davantage supportable. Ce serait un des moyens de protection vis à vis du discours douloureux.

La redondance cumulative Une des caractéristiques du discours douloureux lorsqu’il produit un effet ressenti par l’autre est la redondance des propos. La sensation douloureuse dans notre hypothèse, n’est transmise, comprise, vécue par « alteralgo » que dans ce rapport à la répétition de l’information. Le sujet répète le dire de la douleur, à différents moments, sous différentes formes et le « récepteur » qui sait cette dynamique de la transmission douloureuse va chercher à se protéger. C’est à dire à éviter d’être confronté à la répétition du message douloureux. L’efficacité du discours douloureux d’Alphonse Daudet dans son livre « La doulou » semble se faire par la répétition sous des formes diverses de messages utilisant les métaphores « physiques » de la douleur. Alors vont naître ces représentations douloureuses et ce ressenti de la douleur chez le lecteur. On retrouve ce mécanisme de répétition dans le poème célèbre de Charles Baudelaire : « Sois sage, ô ma douleur et tiens toi plus tranquille » : la séquence « sois sage ô ma douleur (SSOMD) » répétée 143 fois. Il note très bien une double composante de la douleur : l’intériorité (ma douleur), mais le second terme qui vient compléter chaque phrase note l’extériorité : (ex : « SSOMD tu fais bien trop de bruit »). Elle acquière un statut de personnage familier interpellé, nommé,… Les façons d’éviter le discours douloureux sont nombreuses, nous en proposons quelques exemples : — La mise en cause de l’autorité de la source du message : le sujet dit qu’il a mal, mais a-t-il si mal que ça, et s’il y avait une part de « comédie » de mise en scène pour obtenir des bénéfices secondaires,… — Le retour sur le corps-objet : le corps est dans la pochette où se trouvent les diverses radiographies et examens. C’est un corps que l’on va de nouveau confier aux investigations, à la médecine. — L’adressage à d’autres professionnels de santé, pour que d’autres portent ou au moins partagent le poids de la douleur manifestée. C’est le but (essentiel) des « consultations de la douleur » qui vont offrir dans une gestion de groupe une interface professionnelle. Le registre cognitif va supplanter le domaine affectif. D’autres possibilités d’évitement existent sans doute…

accueille en écho le sentiment douloureux partagé. Chacun a cette impression première que la douleur isole et rompt le dialogue avec autrui.

CONCLUSIONS Le sentiment douloureux, tel qu’il est ici présenté, est conçu comme un ressenti corporel partagé entre les partenaires de soins. Le discours douloureux est un tout dont l’objectif est à la fois expressif et persuasif. Si le discours douloureux est assez stéréotypé et limité dans son expression, il vaut par les mécanismes de répétition et par les métaphores qui permettent le partage de la souffrance.

RÉFÉRENCES [1]

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SFEZ L. Critique de la communication. Éditions du Seuil, Paris, 1992.

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Le discours monologue Le récit douloureux est un monologue. Le sujet douloureux réfléchit sa douleur sur son interlocuteur et

[23] SÉZARY A. La syphilis nerveuse. Masson, Paris, 1926. [24] DAUDET A. In the land of pain (traduction par Julian Barnes). AA Koopf, New York, 2002. [25] GREIMAS AJ. Du sens, Essais sémiotiques. Éditions du Seuil, Paris, 1970.

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ANNEXE Le questionnaire douleur rempli par A. Daudet d’après le livre « La Doulou ».

Questionnaire Douleur de Saint Antoine (QDSA) Nom : Daudet

Prénom : Alphonse

Date : 1930

QDSA

— Vous trouverez ci-dessous une liste de mots utilisés par certains patients pour définir une douleur. — Afin de préciser la douleur que vous ressentez en général, donnez une note à chaque mot selon le code suivant : —0 —1 —3 —4

Absent/Pas du tout Faible/Un peu Fort/Beaucoup Extrêment fort/Extrêment

— Pour chaque classe de mots, entourez le mot exacte pour décrire votre douleur.

A

Battements

E

Élancements

Distention

En éclairs

Déchirure



Torsion



Coups de marteau



Rayonnante

F

Piqûre Coupure

K

G ■



Coup de poing



Chaleur



Brûlure



H

M

Obsédante Cruelle

Glace

Torturante ■

Fourmillements



Pincement

I ■

Écrasement En étau Broiement

J ■

N



Gênante Désagréable

O

Insupportable



Énervante



Lourdeur

Exaspérante

Sourde

Horripilante

Épuisante



Pénible

Engourdissements

Fatigante



Harcelante

Froid

Picotements



Oppréssante Angoissante

Démangeaisons

Serrement

Inquiétante

Suppliante

Transperçante



Syncopale L

Pénétrante

D

Nauséeuse Suffocante

Arrachement

Irradiante C



Étirement

Décharge électrique

B

Tiraillement

Pulsations



P

Dépprimante



Suicidaire



Éreintante Source : BOUREAU F, LUU M., DOUBRÈRE, GRAY C. Questionnaire Douleur de Saint-Antoine (QDSA). In : Queneau P, Ostermann G. Le Médecin, le patient et sa douleur. Éditions Masson, Paris,

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