Annales Françaises d’Anesthésie et de Réanimation 24 (2005) 425–427 http://france.elsevier.com/direct/ANNFAR/
Cas clinique
Curarisation prolongée à la succinylcholine liée à un variant silencieux de la cholinestérase plasmatique Prolonged succinylcholine-induced apnoea associated with cholinesterase silent plasma variant F. Ceppa a,*, N. Kenane b, S. Chellak a, C. Bigaillon a, P. Burnat a a
Laboratoire de biochimie, toxicologie et pharmacologie cliniques, HIA Bégin, 69, avenue de Paris, 94163 Saint-Mandé cedex, France b Service d’anesthésie–réanimation, HIA Sainte-Anne, boulevard Sainte-Anne, 83800 Toulon Naval, France Reçu le 18 octobre 2004 ; accepté le 16 décembre 2004 Disponible sur internet le 24 février 2005
Résumé Le mivacurium et le suxaméthonium sont des curares de courte durée d’action, leur dégradation dépend de leur hydrolyse rapide par la cholinestérase plasmatique ou butyrylcholinestérase. Plus d’une trentaine de mutations de cette enzyme ont été décrites mais le variant atypique est de loin le plus fréquemment retrouvé dans la survenue de bloc neuromusculaire prolongé après utilisation de ces deux curares. Nous présentons le cas d’un patient qui après l’injection de succinylcholine a présenté un retard de décurarisation de cinq heures avec une activité cholinestérasique nulle liée à un génotype rare dit « silencieux ». © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract Mivacurium and succinylcholine are short-acting neuromuscular blocking drugs. The duration of their action depends on their rapid hydrolysis by plasma cholinesterase or butyrylcholinesterase. More than thirty genetic variants of this enzyme have been described but the atypical variant is the most frequently involved in prolonged apnoea following the administration of these two myorelaxants. We present one case of patient who presented a five hours long apnoea associated with null cholinesterase activity and detection of a butyrylcholinesterase silent variant (Sil-1, 1 for 100 000 persons in population) after sequencing. © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Succinylcholine ; Bloc neuromusculaire ; Butyrylcholinestérase ; Mutation silencieuse ; Pharmacogénétique ; Anesthésiologie ; Phénotypage Keywords: Succinylcholine; Neuromuscular block; Butyrylcholinesterase; Silent mutation; Pharmacogenetics; Anaesthesiology; Phenotyping
1. Introduction La succinylcholine et le mivacurium sont des myorelaxants rapidement hydrolysés par une enzyme plasmatique, la butyrylcholinestérase (BChE). Cette particularité pharmacologique fait tout l’intérêt de l’utilisation de ces curares en * Auteur correspondant. Adresse e-mail :
[email protected] (F. Ceppa). 0750-7658/$ - see front matter © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.annfar.2004.12.029
anesthésie lors d’interventions de courte durée. La succinylcholine facilite l’intubation en urgence des patients à l’estomac plein grâce à un délai d’installation et à une durée d’action brefs. Un déficit inné ou acquis de l’activité enzymatique entraîne une augmentation de la demi-vie de ces curares conduisant à un bloc neuromusculaire prolongé. Les déficits en butyrylcholinestérases sont génétiques, liés le plus souvent au génotype atypique, ou acquis dus à une insuffisance hépatocellulaire (cirrhose évoluée), à une dénutrition grave,
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une insuffisance rénale, au cours des derniers mois de la grossesse ou encore à l’occasion d’une intoxication par des insecticides organophosphorés [1].
2. Observation Un patient de 78 ans et de 70 kg a été opéré en urgence d’une désobstruction artérielle par sonde de Fogarty pour une ischémie aiguë du membre inférieur droit. L’induction à séquence rapide a été réalisée par 40 mg de chlorhydrate d’étomidate, 50 mg de propofol et 70 mg de succinylcholine. L’anesthésie a été entretenue par une association comprenant rémifentanil et sévoflurane. Aucune réinjection de curare n’a été effectuée. À la fin de la chirurgie, soit trois heures après l’injection de la succinylcholine, le diagnostic de curarisation prolongée a été évoqué devant le recueil uniquement de trois réponses (dont deux faibles) au train de quatre à l’adducteur du pouce. L’extubation n’a été possible que cinq heures après l’injection de la succinylcholine, avec obtention de quatre réponses d’amplitude normale. L’activité de la butyrylcholinestérase plasmatique, mesurée peu après l’incident, était indosable : < 200 U/l (N : 5000– 12 000 U/l), (Vitros 250®, Orthodiagnostic) et la recherche du génotype atypique par PCR suivie d’une restriction enzymatique était négative [2]. Devant l’absence d’activité enzymatique et celle d’une étiologie acquise pouvant l’expliquer, une étude génétique par séquençage (CEQ® 8000, Beckman) à la recherche d’autres mutations plus rarement mises en cause (Fluorure-1, Fluorure-2, Kalow, Sil-1, Sil-2, Sil-3, James, Hammersmith) a été envisagée. Cette analyse a mis en évidence la présence d’une mutation à l’état homozygote dite « silencieuse ».
3. Discussion La mutation atypique (BCHE*710G) est présente à l’état homozygote dans 1 cas sur 3500 dans la population et à l’état hétérozygote chez 4 % des individus. Elle représente une des principales causes de retard de décurarisation d’origine génétique, réduisant l’activité de 30 % à l’état hétérozygote et de
70 % à l’état homozygote [2,3]. Cette mutation ponctuelle (GAT > GGT), altérant le site actif de l’enzyme, limite considérablement son affinité pour les curares et donc leur hydrolyse. De nombreuses mutations « silencieuses » touchent le gène codant la BChE, mais la plupart sont de fréquence très rare à l’état homozygote (entre 1 sur 30 000 et 1 sur 100 000) [4]. Le terme « silencieuse » est impropre car il caractérise généralement des mutations qui n’ont pas d’effet sur la structure ou la fonction de la protéine en cause. Dans le cas de la BChE, le qualificatif de « silencieux » caractérise un phénotype correspondant à une activité nulle ou effondrée de l’enzyme, la protéine étant peu ou pas exprimée. Ce phénotype silencieux (SS) est très hétérogène, puisqu’au moins trente variants silencieux sont connus. Parmi eux, Sil-1, se caractérise par un décalage du cadre de lecture à la position Gly117 (GGT > GGAG) à l’origine d’un codon stop en 129 au niveau de l’exon 2 (BCHE*FS117) [5]. La protéine produite est non fonctionnelle. La caractérisation de ces individus ne peut être réalisée que par biologie moléculaire car les techniques de phénotypage biochimique (inhibition par la dibucaïne, le fluorure ou le propranolol) sont irréalisables puisque l’activité est nulle. Rappelons que le phénotypage biochimique consiste à déterminer, après mesure de l’activité butyrylcholinestérasique totale, le pourcentage d’inhibition de l’enzyme in vitro à l’aide d’inhibiteurs tels que la dibucaïne ou le propranolol à différentes concentrations. L’interprétation du test se fait en fonction de valeurs limites attendues présentées dans le Tableau 1. La mutation Sil-1 se caractérise à l’état hétérozygote (US) par une baisse de l’activité de l’ordre de 40 % qui peut être asymptomatique. L’association à une mutation atypique (AS) entraîne systématiquement une curarisation prolongée. La présence de ce variant reste alors méconnue si l’analyse se limite à un phénotypage. Il est alors répondu « phénotype UU » pour une hétérozygotie S et « phénotype AA » chez les hétérozygotes composites présentant à la fois le variant silencieux et le variant atypique. 4. Conclusion Cette observation met en évidence les limites du phénotypage en cas d’activité trop basse et l’intérêt d’effectuer en cas
Tableau 1 Interprétation du phénotypage biochimique des patients porteurs du variant atypique ou silencieux selon le pourcentage d’inhibition de la BChE obtenu (Vitros 250®, Orthodiagnostic Phénotype Concentration d’inhibiteur finale Dibucaïne (10 mmol/l) Dibucaïne (15 mmol/l) Propranolol (5 mmol/l) Propranolol (10 mmol/l) a
UU aou US
UA
AA ou AS
80 à 85 %
68 à 76 %
36 à 48 %
86 à 91 %
74 à 82 %
48 à 63 %
67 à 70 %
55 à 60 %
38 à 47 %
77 à 83 %
69 à 77 %
56 à 64 %
le phénotype UU correspond au phénotype d’individus sains.
SS
Irréalisable car activité nulle
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d’absence de variant atypique homozygote une recherche d’autres mutations notamment silencieuses par séquençage et une enquête familiale comme pour notre patient. Rappelons enfin que la seule solution, devant une curarisation prolongée est l’attente, et que l’administration de prostigmine est contre-indiquée.
[2]
[3]
[4]
Références [5] [1]
Lejus C, Blanloeil Y, Burnat P, Souron R. Les cholinestérases. Ann Fr Anesth Réanim 1998;17:1122–35.
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Ceppa F, Gidenne S, Benois A, Fontan E, Burnat P. Rapid identification of atypical variant of plasma butyrylcholinesterase by PCR. Clin Chem Lab Med 2002;40:799–801. Burnat P, Soulard D, Jacquel A, Coste T, Le Marchand P, Benoist JF. Bloc neuromusculaire prolongé au mivacurium chez cinq patients homozygotes pour le phénotype atypique de la butyrylcholinestérase [lettre]. Ann Fr Anesth Réanim 1996;14:532. Primo-Parmo SL, Bartels CF, Wiersema B, Van der Speck AFL, JW, Innis DN, La Du BN. Characterisation of 12 silent alleles of the human butyrylcholinesterase (BCHE) gene. Am J Hum Genet 1996; 58:52–64. Nogueira CP, McGuire MC, Graeser C, Bartels CF, Arpagaus M, Van des Spek AFL, et al. Identification of a frame shift mutation responsible for the silent phenotype of human serum cholinesterase, Gly 117 (GGT→GGAG). Am J Hum Genet 1990;46:934–42.