Dependence, 11(1983) Elsevier Scientific Publishers Ireland Ltd.
Drug and Alcohol
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PREVENTION PRIMAIRE EN MATIERE DE TOXICOMANIES : PERSPECTIVES, ERREURS ET ILLUSIONS
JEAN BERGERET Directeur du Centre National de Documentation Lyon II, Lyon (France)
sur les Toxicomanies,
Universite de
SUMMARY
Primary prevention in drug abuse has been, most of the time, reduced to its informational aspect. This paper points out some of the errors made in ’ this field, both by contributing to the ‘inflation’ of the drug problem and by using scare tactics as preventive arguments. It invites consideration of drug addiction not as an isolated problem, but as one of the multiple results of an existential crisis, the author tries to show that in this field the emphasis of primary prevention should be on education.
LA THeORIE
DES ENSEMBLES
Nous connaissons en toute objectivite scientifique, ce que nous apprend la fameuse theorie des ensembles, enseignee de nos jours, des l’dcole primaire aux enfants: un ensemble est compose d’un certain nombre d’elements. Des qu’on touche A l’un de ces elements, on modifie l’ensemble dont on etait parti. Si on augmente l’importance d’un de ces elements on augmente du meme coup l’importance de l’ensemble envisage. Cette loi mathematique joue d’une faGon systematique aussi, dans le domaine des toxicomanies. Le bruit fait autour de la toxicomanie dans les mass media, dans l’opinion publique, dans les diverses associations dites ‘specialisees’, le discours sur la toxicomanie tenu par les specialistes authentiques eux memes constituent des elements effectifs et ne pouvant en aucune faGon i3re negliges de l’ensemble ‘toxicomanies’. On ne peut proceder a 1’ inflation du discours sur la toxicomanie, i quelque niveau qu’il se situe, sans participer, en meme temps, i une plus ou moins grande inflation de l’ensemble ‘toxicomanies’. Une chose positive (et a laquelle il n’est point question de se ddrober) est de repondre de faGon ponctuelle et precise aux questions qui sont clairement pos6es par des individus ou des groupes qui se sentent concern& par le ‘probleme drogue’, mais tout autre chose est de s’aventurer dans un 03768716/83/$03.00 o Elsevier Scientific Publishers Ireland Ltd. Printed and Published in Ireland
discours sur la drogue (meme avec les meilleures intentions du monde et les meilleures connaissances possibles) aupms de gens dont les soucis majeurs, personnels et sociaux, sont, i tres juste raison, cent&s sur des formes beaucoup plus serieuses parce que beaucoup plus essentielles de difficult& de l’homme, et en particulier, du jeune de notre temps. Creer dans un pays un ‘organisme drogue ‘, nouveau et specifique en dehors des cadres habituels deja au travail sur le terrain des causes de la toxicomanie ou des ‘de’l&gub drogues’ specifiques dans les administrations centrales ou regionales constitue une illusion et un danger devant etre denonces, non pas en raison de l’incapacite ou de l’incompetence intrinseque des personnes ainsi designees, mais essentiellement en raison de l’inflation ainsi creee autour du seul phenomkne ‘drogue’ qui ne reprksente ni un probleme personnel ni un probleme social de nature premiere, fonciere, fondamentale. 11 n’existe aucune pathologie ni aucune caraclkiologie particuliere a la toxicomanie. Dans la plupart des nations on constate que les organismes deja en place dans,les Mink&es qui g&rent les problemes naturels de Sante, de Jeunesse et d’Education sont beaucoup mieux inform& de la nature des difficult& en cause chez les toxicomanes et beaucoup mieux arm& pour repondre aux besoins preventifs que nombre d’organismes nouveaux artificiellement trees. On pense devoir creer des fonctions ‘miracles’ confides i des ‘personnages miracles’ bien souvent pour chercher seulement 1 kiter les accusations d’impuissance dont sont l’objet les pouvoirs publics de la part d’une opinion qui entend, elle aussi, se deculpabiliser, alors que les problemes veritables se situent i un tout autre niveau et qu’ils nous concernent tous, comme nous le verrons plus loin. Aussi important que puke etre le phenomene ‘drogue’ dans un pays, ce phenomene ne constitue qu’un element d’un ensemble plus general et plus profond de desordres sur lesquels on ne peut se pencher positivement qu’en les abordant dans leur globalite. Meme s’il apparaissait dans un &at quelconque que le nombre des crimes de sang ou des suicides r&Ii&s avec un revolver Ctaient beaucoup plus nombreux, il ne viendrait l’idee a personne de creer une section sp&aIe de la police ou de la justice ou de l’action sociale centree essentiellement sur le probleme des revolvers. On chercherait sans doute i rbduire le nombre des revolvers en circulation, on en poursuivrait les detenteurs, mais on ne ferait pas devier l’attention devant Gtre portke sur les crimes de sang, ou sur les suicides, dans la seule direction t&s ponctuelle, et somme toute accessoire, des revolvers. Qu’il existe des personnes ou des organismes (en dehors des centres de soins qui ne sauraient, bien sur, 6tre en cause ici) techniquement specialisb dans la recherche d’une prevention du probleme drogue ne peut constituer un element favorable i la diminution de l’ensemble drogue que si ces personnes ou ces organismes se destinent a une etude serieuse et en profondeur du probleme, sans eclat exterieur, en se souciant surtout des questions de fond
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et de perspectives i long terme mais en se gardant bien d’aller dans le sens des erreurs methodologiques jusque la un peu partout constatees au niveau du ‘discours sur’ . . . Les speciaiistes qui oeuvrent (parfois avec un reel heroisme) dans les centres d’accueil ou de soins aux toxicomanes (c’est-a-dire dans le cadre d’une prevention secondaire), de mdme que la police ou la douane, reclament de plus amples moyens et de meilleurs equipementes; ces demandes sont tres legitimement fondles, mais leur objectivite ne se voit nullement renforcee par une participation eventuelle a l’inflation du discours tenu sur ‘la drogue’. Ces demandes, comme tout ce qui se trouve obligatoirement et techniquement ponctualise et focalise sur les toxicomanies doivent rester du domaine des discussions des techniciens et de ceux qui ont des choix politiques i faire. 11 n’y a pas de ‘secret’ particulier h r&lamer mais la place publique ne represente pas un lieu propice, bien au contraire, i des reflexions serieuses sur la realitd du probleme drogue et ses soubassements essentiels. L’ARGUMENT
DE LA PEUR
Une autre erreur, en mat&e de prevention des toxicomanies, se manifeste dans la mise en avant, au sein d’un discours deja inutile en soi, d’elements destines i ‘faire peur’. L’argument de la ‘peur’ n’a jamais beaucoup influence les amateurs de sensations fortes que ce soit sur la route, sur la mer, dans les airs, en montagne ou ailleurs. Seuls les personnalites les moins en proie i des difficult& affectives (et en particulier les moins suicidaires) sont touchees par ce genre d’argument logique; pas les autres. L’individu denomme ‘violent’, c’est-i-dire celui qui n’est pas parvenu a integrer la violence naturelle et bonne avec laquelle il est ne, au sein de capacitb creatrices originales, n’est nullement sensible i l’argument ‘peur’, pas davantage qu’a la plupart des arguments dits ‘rationnels’. La veritable prevention des effets desordonnes causes par la non integration de la violence n’est pas la lutte contre la violence, ni la repression de la violence (puisque celle-ci est positive en soi i l’origine), mais son integration dans l’ensemble de la personnalite. Un discours s’appuyant sur la peur n’a pas plus d’emprise A cet egard que des homelies reques comme si elles venaient d’une autre plan&e. Les problemes profonds sont d’un tout autre ordre: ils tiennent aux difficult& imaginaires et identificatoires des jeunes et ces difficult& rCclament un tout autre niveau d’intervention, et d’abord de reflexion. L’argument de la peur constitue sans aucun doute une illusion en matiere de prevention des toxicomanies pour une autre raison aussi, et qui touche au mecanisme mGme de la toxicomanie c’est-i-dire la croyance au pouvoir magique d’un produit ‘extbrieur’ capable de resoudre a’ la place de 1‘individu les problemes qui angoissent celui%i. Quand l’opinion publique fait du bruit autour de la toxicomanie, et en particulier quand cette opinion publique agite le spectre de la simple peur
du produit, ou de la simple peur de la repression, cette opinion publique utilise le meme processus de deplacement des problemes que celui qui se voit utilise par les toxicomanes eux-mGmes: la resolution des difficult& est attendue d’une action magique et extdrieure aux individus. C’est d’ailleurs l’exemple que donnent de plus en plus, i tous niveaux, nos adultes contemporains qui ne r6vent que d’gtre magiquement et exterieurement assist& devant un quelconque mal i vivre par des produits pharmaceutiques dont on leur cache bien souvent la toxicite ou les risques de dependance, mGme dans le cas de produits en apparence anodins. 11en est de meme de beaucoup d’autres formes ‘d’assistance’ sollicitkes par des adultes de moins en moins enclins i mettre en valeur leur originalite et i assumer la responsabilite de leurs propres buts et de leurs propres moyens de vie. ALORSQUEPROPOSER?
C’est evidemment la question fort logique qu’on ne manquera pas de me poser en matiere de prevention primaire-des toxicomanies, apres toutes les reserves que je viens d’emettre. Je pourrais, sous la forme paradoxale, repondre qu’il ne saurait exister de ‘prevention primaire’ spkcifique de la toxicomanie pour la raison fondamentale qu’il ne faut jamais considerer comme specifiques des seules toxicomanies les problemes profonds qui se posent i un individu avant qu’il n’entre deja dans l’etat de pharmacodependance. Mais il y a tout de mGme des chases i dire i condition toutefois de reprendre le probleme i un autre niveau, plus general et plus objectif. On peut alors envisager un certain nombre de recommandations a formuler d&s qu’on a depasse le climat ‘d’urgence pathetique entretenu trop souvent dans l’opinion publique autour des seuls symptomes toxicomaniaques, et d&s qu’on commence i s’intkresser aux causes profondes de tels symptomes. I1 faut tout d’abord savoir que toutes les experiences conduites (et dvaluees) i travers le monde montrent qu’il est plus essentiel en mat&e de toxicomanies de controler la demande que de seulement s’attaquer i l’offre, au trafic. D’autre part, le seul probleme profond commun i toutes les formes de toxicomanies est un probleme de wise existentielle qui survient i un moment (en particulier a l’adolescence) ou il devrait etre question pour le sujet d’elaborer un projet individuel de vie au sein d’une communaute educative. C’est done l’ensemble de la communaut6 educative (parents, enseignants, educateurs naturels divers) qui doit etre pre’ventiue et non pas des actions ponctuelles, soi-disant specifiques. Les solutions magiques, exterieures trop focalisees sur un seul point ne constituent que des essais palliatifs, et en definitive des leurres. 11 convient de faire remonter (et non descendre), i propos des difficult& de la crise existentielle, l’information sur les besoins reels; il faut r&%chir ensemble sur l’opportunite de certaines initiatives.
11 s’agit d’un dialogue permanent i instaurer entre jeunes, parents, enseignants et educateurs naturels de tous statuts. L’action preventive primaire ne peut etre qu’t%ucatiue, en passant par les realitds environnementales (famille, ecoles, organismes existant deja spontanement autour des activites naturelles du jeune) et non pas en c&ant de nouveaux organismes artificiels. Mais il convient, bien stir, de ne pas eviter plus longtemps d’elaborer en commun, entre les differents responsables de l’education et les jeunes euxmemes, une veritable reflexion i partir de points de rep&e sfirs, comme ceux que j’ai evoques plus haut. 11 s’agit d’instituer sur la drogue un contre-discours non specifique et dknonqant les aspects fallacieux du discours habituel, en particulier son aspect restrictif, reducteur. CONCLUSIONS
Je ne saurais mieux conclure, ni mieux resumer mon propos qu’en citant un extrait du rapport redige par la commission specialike du Comite Europeen de Sante Publique i Strasbourg en juillet 1981: il s’agit ‘de ne pas definir la pharmacodependance comme un probleme isold, mais en la mentionnant dans une liste de comportements dangereux (ou simplement inutiles). Les drogues doivent 6tre prbentees comme une illusion dans la perspective des souhaits et des besoins des individus pour developper leur personnalite, et non comme des substances interdites (mais peut etre desirables)‘. 11 s’agit encore, dans ce rapport de proposer, ‘de permettre aux sujets d’amdliorer globalement leur Sante mentale, leurs aptitudes sociales et leurs sentiments eventuels d’alienation, de faire prendre clairement conscience des valeurs auxquelles les sujets tiennent, en leur montrant de quelle maniere des conflits peuvent surgir entre ces valeurs et les realites, d’encourager la prise de decisions, l’apprentissage actif et le choix delibere d’un mode de vie sain’.