La rencontre des migrants dans la pratique clinique au quotidien

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ETIQE-465; No. of Pages 8 Éthique et santé (2018) xxx, xxx—xxx

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ScienceDirect www.sciencedirect.com

ARTICLE ORIGINAL

La rencontre des migrants dans la pratique clinique au quotidien Meet the migrants in the daily clinical practice C. Draperi MCF histoire des sciences et sciences humaines, UPJV CHSSC EA 4289, UFR de médecine, 3, rue les Louvels, 80000 Amiens, France

MOTS CLÉS Relation clinique ; Migrant ; Écoute ; Anthropologie ; Respect

KEYWORDS Clinical relation; Migrating; Listening;

Résumé Même si nous savons tout sur la position de la personne migrante, nous ne saurons rien encore de cette personne, ni de sa situation en tant que vécu. Ceci étant, il paraît difficile d’aborder des patients dont la situation est incomparable avec celle du patient quotidien, sans avoir des éclairages sur des éléments constitutifs majeurs de la trajectoire, des conditions de vie, d’une existence bouleversée à plusieurs égards. Cet article se propose d’évoquer quelques aspects existentiels de cette situation particulière : que signifie être apatride (H. Arendt), vagabond (Z. Bauman), étranger (A. Shutz) ? Il s’agit de questionner les conditions d’un travail de connaissance de l’autre, comme membre d’une collectivité, mais également comme porteur d’une histoire singulière. Au sein de la rencontre entre deux cultures que constitue toute consultation et toute prise en charge, quels obstacles, quelles ressources pour faire la connaissance de ce patient entre défiance, incompréhension mutuelle et travail d’écoute ? © 2018 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´ eserv´ es.

Summary Even if we know everything about the situation of the migrant person, we shall still know nothing about this person, or about its situation as lived. However, it seems difficult to meet these patients without any lightings about the trajectory, the living conditions, the existence upset. This article evokes some existential aspects of this particular situation: what does it mean to be stateless (H. Arendt), to be a vagrant (Z. Bauman), to be a stranger (A. Shutz)?

Adresse e-mail : [email protected] https://doi.org/10.1016/j.etiqe.2018.04.002 1765-4629/© 2018 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´ eserv´ es.

Pour citer cet article : Draperi C. La rencontre des migrants dans la pratique clinique au quotidien. Éthique et santé (2018), https://doi.org/10.1016/j.etiqe.2018.04.002

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C. Draperi Anthropology; Respect

We reflect on the conditions of a knowledge of the other one, as member of a community, but also as subject of a singular story. Any consultation is a meeting between two cultures. Which obstacles, which resources for a encounter between mistrust, mutual incomprehension and work of listening? © 2018 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Introduction : connaître l’autre — de la lecture historique à l’écoute d’une histoire La clinique est un lieu privilégié de la rencontre quotidienne de l’altérité, de fac ¸on toujours singulière. L’altérité reconnue rappelle le caractère insubstituable de chaque personne rencontrée, quelle que soit la propension à catégoriser les différences. À ce titre, nous courons sans doute d’abord le risque, en évoquant « les migrants », de réduire a priori la personne à sa situation, voire à la position qu’elle occupe dans le monde politique et symbolique. Même si nous savons tout sur les populations migrantes, nous ne saurons rien encore de cette personne, ni de sa situation propre, c’est-àdire en tant quelle fait l’objet d’un vécu unique. Ceci étant, il paraît, et c’est le sens de ce dossier, difficile d’aborder des patients dont la situation est incomparable à celle du patient quotidien, sans avoir des éclairages sur des éléments constitutifs majeurs d’une existence bouleversée et exposée à la précarité à plusieurs égards. C’est dans cette perspective qu’il paraît légitime d’évoquer quelques aspects existentiels de cette situation sociale particulière qu’engendre la migration, et de questionner les conditions d’un travail de connaissance de l’autre, non seulement comme membre d’une collectivité et produit d’une trajectoire, mais également comme porteur d’une histoire personnelle. Que signifie être apatride, selon le terme de H. Arendt questionnant l’horizon politique contemporain ? Vagabond, pour reprendre une figure de la mondialisation abordée par Z. Bauman ? Étranger enfin, suivant la description de l’expérience de l’étrangeté menée par le sociologue A. Shutz qui l’a lui-même vécue ? Au sein de la rencontre entre deux cultures que constitue toute consultation et toute prise en charge, quels obstacles, quelles ressources pour faire la connaissance de ce patient entre défiance, incompréhension mutuelle et travail d’écoute ?

De l’inscription dans l’histoire aux histoires singulières Connaître la situation de l’autre L’inscription de chaque histoire singulière dans un autre monde social, et son bouleversement dans l’expérience de la migration nous convoque bien à un travail de connaissance de cette situation qui permette d’éviter les préjugés et les

projections. La référence à la posture de l’anthropologie vise à soulever d’abord la question des conditions d’une connaissance de l’autre. C’est à la lumière des questions soulevées par la posture anthropologique que nous problématiserons dans un premier temps les questions communes qui sont posées de fac ¸on récurrentes dans les échanges quotidiens à propos des personnes migrantes. La connaissance de la situation de l’autre ne peut, d’autre part, faire l’économie des éléments contextuels de sa rencontre dont les enjeux éthiques sont majeurs.

Différence et asymétrie Interrogeant les traits qui caractérisent l’expérience commune de ces patients, on ne peut manquer de pointer le renforcement de l’asymétrie qui caractérise toujours la rencontre médicale : par la présence d’une précarité particulière, d’une part, et de références habituelles distantes du monde culturel dans lequel s’inscrit la prise en charge, exposant davantage au risque d’être dépossédé de soi-même. Comme le notait P. Ricoeur, l’asymétrie est ce qui donne lieu aux questions éthiques les plus importantes : questions éthiques qui ont ici des aspects indissociablement politiques (posant la question des modalités d’accueil d’un groupe pour une société), moraux à travers la question du respect lorsque les repères des uns et des autres sont extrêmement différents, enfin épistémologiques, car notre ignorance du monde de l’autre peut être le lieu de sa négation. Dans cette perspective, parler de mieux les connaître, c’est se référer à la posture de l’anthropologie qui a le mérite de questionner les conditions d’une connaissance de l’autre.

Les conditions intellectuelles du respect de l’autre : une posture anthropologique Des questions de méthode, nous retiendrons de l’anthropologie la première condition du respect de l’autre, telle que la formule le philosophe V. Descombes en évoquant le travail de l’anthropologue R. Dumont : « la reconnaissance du fait social comme doué de sens » [1,2]. Cette démarche est mise en œuvre par Dumont avec le principe du comparatisme qui conduit à rechercher quelles références occupent dans ce monde de l’autre inconnu de nous, la place de celles qui nous sont familières.

Lecture en miroir et mutualité Ainsi, l’anthropologue invite-t-il à une « lecture en miroir », l’étude d’un autre monde culturel pouvant jouer un rôle

Pour citer cet article : Draperi C. La rencontre des migrants dans la pratique clinique au quotidien. Éthique et santé (2018), https://doi.org/10.1016/j.etiqe.2018.04.002

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La rencontre des migrants dans la pratique clinique au quotidien critique dans la prise de distance qu’elle nous permet de prendre à l’égard de notre propre monde culturel. Dans cette perspective, les sociétés communautaires privilégiant la complémentarité et où chacun a une place plus ou moins enviable au sein d’un réseau de relations hiérarchisées, nous permettent de questionner « en miroir » la démocratie fondée sur l’égalité qui caractérise la société individualiste contemporaine, où certains n’ont pas de place [3,4]. C’est de cette lecture en miroir que nous partirons pour interroger les obstacles à la compréhension du patient en situation de migration, dans la mesure où elle est garante de l’établissement d’une relation de mutualité reposant sur la reconnaissance de l’autre. Cette posture nous ouvre à ce que V. Descombes nomme « la condition intellectuelle du respect » [3,4]. Parmi les obstacles à la reconnaissance de l’autre générés par les lectures spontanées véhiculées par les commentaires quotidiens, le premier réside dans le regard que nous pouvons porter sur ceux auxquels nous voulons du bien à travers les fausses questions soulevées de fac ¸on récurrente, qui constituent autant de confusions a priori.

Des fausses questions à la position des problèmes La première question concerne leur motivation : que fontils là ? Sont-ce bien des réfugiés politiques ou des migrants économiques ? Si la différence de trajectoire est certes importante en ce qui concerne les retentissements du vécu antérieur, ceux-ci ne s’entendront à chaque fois qu’à l’écoute d’une histoire personnelle, car aucun vécu traumatique ne se vaut. Mais la question concernant la distinction de catégories de migrants laisse entendre une différence de légitimité, porteuse d’un jugement de valeur qui peut être questionné et que nous inviterons à reformuler : qu’est-ce qui est invivable, au point de tout quitter à ses risques et périls ? — et l’on sait combien ils sont importants. Une seconde fausse question dont la bonne intention confine à la surdité : pourquoi cet homme, ce jeune mineur ne fait-il pas d’effort pour s’intégrer alors que nous nous efforc ¸ons de l’accueillir dans des conditions correctes ? La question peut-être en recèle d’autres, bien plus complexes : par exemple celle de savoir comment on accède à la bonne conduite quand ses ressorts nous échappent tant ils diffèrent de la conception du rapport au monde et à l’autre que l’on porte en soi ; mais encore, comment ces conditions considérées comme correctes peuvent s’avérer inhospitalières ? Nous interrogerons dans cette optique les processus de la socialisation pour tout un chacun. Une dernière question récurrente : pourquoi cette situation clinique difficile où le professionnel de santé a le sentiment que son patient lui cache quelque chose ? Nous nous demanderons comment on apprend par l’expérience à ne pas parler, comment la retenue, voire le secret, peuvent-être à bon escient pensés comme une condition de survie. Si la confiance est la condition de ce qu’il est convenu de nommer l’alliance thérapeutique, elle suppose un cadre sécure où la parole ne soit pas associée à la prise de risque ou à la crainte de n’être pas compris. Avant d’aborder ce qui pourrait être constitutif d’un tel cadre dans la rencontre

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avec la personne en situation de migration, nous tenterons dans un premier temps de penser les modalités existentielles de cette situation sociale, avant de dégager les obstacles à, puis les ressources de la relation clinique.

Être « apatride », « vagabond », « étranger » La situation des migrants, symptôme de la modernité : apatride et vagabond Dans le chapitre de son ouvrage sur l’impérialisme consacré au « déclin de l’État-nation et la fin des droits de l’homme » Hannah Arendt reconnaît chez ceux qu’elle nomme les « sans État », les minorités ou les réfugiés, ou encore les « apatrides », « le groupe le plus symptomatique de la politique contemporaine » [5]. La figure de l’exode exprime la condition de l’homme moderne, « une personne déplacée ». Le sociologue Z. Bauman a souligné la dissolution des catégories de l’espace et la perte des repères spatiaux dans le processus de la mondialisation où les entreprises peuvent être délocalisées sans dommage pour elles, où la communication est instantanée, les moyens de transport élargis, et où l’élite sociale est cosmopolite, tandis que « les vagabonds bougent parce qu’ils trouvent que le monde qui se trouve à portée de leurs mains (locales) est horriblement inhospitalier » [6]. La mondialisation a cet effet pervers de transformer toute une population en « vagabonds ». À ce titre, si, comme l’écrit Pierre Hassner dans un numéro de la revue Esprit datant de 1992, « les termes d’‘‘apatrides’’ et de ‘‘sans-abri’’ sont bien distincts, ceux de ‘‘homeless’’ et de ‘‘Heimatlos’’ indiquent bien la parenté de ce qui se passe dans les rues des mégalopoles et sur les routes de l’exil » [7]. Ce qui s’y passe : une précarité non seulement matérielle, mais aussi existentielle, qui se réalise dans la dissolution des liens sociaux et le déracinement, l’absence de « foyer » (Home, Heimat). La dialectique de l’accueil et du rejet régit toute une sémantique de l’absence de place, ou plutôt, d’une place à part. C’est ce que laissent entendre des témoignages rec ¸us à la grande Synthe et à Calais : le sentiment qu’il n’est pas de terre hospitalière, qu’il n’est pas de terre où vivre : une jeune mère l’exprime dans le court-métrage réalisé à la grande Synthe par la réalisatrice Yolande Moreau : « sommes-nous, parce que nous sommes kurdes, condamnés, là-bas ou ici à mourir » [8] ?

Perdre sa place : l’enfermement dans l’espace et la temporalité entravée Les jeunes migrants sont perdus de vue ou placés dans des centres d’accueil, où, quelles que soient les bonnes intentions, la vie est organisée selon les catégories de la majorité culturelle (du pays d’accueil) dans la perte de la proximité sociale, et où le processus de transmission horizontal au sein de la collectivité est menacé, voire perdu. La perte des repères spatiaux évoquée par Z. Bauman est génératrice d’une désorientation majeure.

Pour citer cet article : Draperi C. La rencontre des migrants dans la pratique clinique au quotidien. Éthique et santé (2018), https://doi.org/10.1016/j.etiqe.2018.04.002

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C. Draperi

Encadré 1 « ‘‘proche’’ désigne d’abord ce qui est habituel, familier, connu au point d’aller de soi [. . .] l’espace ‘‘proche’’ est celui à l’intérieur duquel on peut se sentir chez soi ; un espace où on se sent rarement voire jamais désorienté, sans savoir que dire ou que faire » [6].

Or, la fac ¸on dont il convient de se conduire dans cet espace étranger ne va pas de soi et ne peut être explicité. C’est ce que montre le sociologue A. Schütz dans un petit livre intitulé l’Étranger, où il questionne la situation de l’étranger, c’est-à-dire de l’étrangeté (stranger) à partir de sa propre expérience de migration aux États-Unis. Du savoir partagé dans lequel une collectivité vit ensemble, il écrit : « le système de savoir ainsi acquis — incohérent, inconsistant et clair seulement en partie — possède, pour les membres du groupe, l’apparence d’une cohérence, d’une consistance et d’une clarté suffisante pour donner à n’importe lequel d’entre eux une chance raisonnable de comprendre et d’être compris. [. . .] » [9]. Cela signifie qu’on ne peut apprendre comment l’on doit se conduire lorsqu’on arrive dans une nouvelle collectivité en se le faisant expliquer : comme le dit Schutz, le propre de l’expérience de l’étranger en général (celui qui émigre, mais aussi, le nouveau venu dans un cursus, le futur gendre dans une famille), c’est cette ignorance de la fac ¸on dont on réagit dans les situations quotidiennes, ou encore le fait de « ne pas savoir où se mettre ». Rupture avec la terre d’origine, la famille, puis rapidement avec le rêve coextensif au projet de partir pour s’en sortir, la migration est expérience de la perte mais aussi rupture de son histoire. La recherche d’une terre d’asile pour rendre possible la continuité de la vie pour soi-même, pour ses enfants, commence avec l’ébranlement de la cohésion du monde et des références qui en sont constitutives par l’entrée violente dans un monde dépourvu de repères. La vraie question n’est peut-être pas alors : comment s’intégrer, mais : comment la culture du groupe « minoritaire » qui assure la familiarité avec le monde ambiant, peut-elle venir s’inscrire dans la culture du groupe majoritaire — auquel appartiennent notamment les soignants et le monde médical ?

Être isolé et esseulé Quitter sa communauté c’est d’abord entrer dans la condition de l’homme isolé (du latin insula, île), privé des liens qui confèrent une place sociale, mais aussi être « esseulé », laissé seul, c’est-à-dire abandonné à soi-même. Cet isolement et cet esseulement qui viennent bouleverser la temporalité de l’existence peuvent être d’abord entendus à partir des attentes nourries, qui ne coïncident ni avec l’espoir mis dans le projet d’émigration, ni avec leur réception par le pays d’immigration. En premier lieu, la personne migrante arrive avec une certaine idée de ce qu’elle va trouver, d’autant plus

idéalisée que ce qu’elle quitte est devenu invivable. Elle emmène avec elle cette idée du pays d’accueil partagée avec la communauté qu’elle a quittée. Il en résulte non pas seulement de la déception, mais aussi dans un premier temps une forme de refoulement de l’expression de la difficulté effective, voire du traumatisme lié à l’attente déc ¸ue, eu-égard à ceux qui sont restés et conservent une image idéalisée de la situation de celui qui est arrivé. Dans une nouvelle écrite dans le contexte de Calais — la grande Synthe par D. Daenincks, l’auteur décrit cette volonté de rassurer les proches restés au pays jusqu’au bout, en l’occurrence, pour le personnage de la nouvelle, jusqu’à la mort trouvée dans l’impossible traversée de la Manche [10]. Le deuxième aspect de l’attente déc ¸ue, c’est qu’elle vient profondément remettre en cause la validité des représentations partagées avec une communauté dont la personne est porteuse et qui se sont ici révélées fausses, ce qui remet en question, comme le montre A. Schutz, l’ensemble de la représentation du monde du groupe d’origine. Simultanément, la connaissance du pays d’accueil par la personne en migration demeure « insulaire » : « elle ne peut être ni confirmée ni infirmée par les réactions des membres du nouveau groupe. Ces derniers la considèrent en effet — par une sorte d’‘‘effet de miroir’’ — comme étant à la fois sans réponse et irresponsable, et se plaignent des préjugés, des partis pris et des malentendus qu’elle véhicule. » [9]. Le regard critique que l’étranger peut porter sur le monde qu’il rencontre est alors rec ¸u comme excessif ou expression de l’ingratitude pour la terre d’accueil. Regard critique, c’est-à-dire produit de l’expérience de la distanciation, voire d’une distanciation redoublée. En effet, ce n’est pas seulement en ce qu’elle aiguise le regard à la manière des Lettres persannes de Montesquieu que la distance pose la question du sens ou de la légitimité des pratiques, mais de fac ¸on plus radicale, la distanciation s’exerce à la fois sur ce nouveau modèle et sur le modèle antérieurement acquis qui précisément ne « vaut » plus. Elle s’élabore sur le mode de la mise en péril et de l’apprentissage de la prudence. Cette situation, écrit A. Schutz décrivant de l’homme isolé (du latinson propre parcours, est constitutive d’une attitude critique, acquise par l’expérience de la désillusion — distance acquise dans l’« expérience amère des limites de sa manière de penser habituelle [. . . qui] lui a enseigné qu’un homme peut toujours perdre son statut, ses règles de vie et même sa propre histoire et que la manière de vivre normale est toujours loin d’être aussi assurée qu’il y paraît » [9]. Cette attitude critique acquise par une double prise de distance à l’égard de l’attente initiale, empreinte de scepticisme, est souvent mal comprise dans le pays d’immigration où les attentes conc ¸ues par l’étranger sont considérées, pour reprendre les termes d’A. Schutz, comme démesurées et irréalisables. La personne en situation de migration sera perplexe sur l’attente du groupe qui l’accueille, lui aussi « susceptible de connaître des crises » et dont le modèle culturel et institutionnel se présente d’abord comme un « labyrinthe ». Cette distance est d’autant plus prégnante que l’histoire personnelle y est de fait oblitérée parce

Pour citer cet article : Draperi C. La rencontre des migrants dans la pratique clinique au quotidien. Éthique et santé (2018), https://doi.org/10.1016/j.etiqe.2018.04.002

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La rencontre des migrants dans la pratique clinique au quotidien qu’elle n’est pas valide, voire pas dicible ou entendable dans le pays d’accueil. Encadré 2 « Être dans un espace ‘‘lointain’’ nous entraîne dans une expérience déconcertante ; s’aventurer ‘‘au loin’’, c’est se trouver hors de son domaine de compétence, déplacé, hors de son élément, c’est s’attirer des ennuis et craindre des blessures. [. . .] Être ‘‘loin’’, c’est être en danger — cela exige donc de l’intelligence, de l’habileté, de la ruse et du courage, il faut apprendre des règles qui ne servent pas ailleurs, et savoir les maîtriser au prix d’expériences dangereuses et d’erreurs qui sont souvent coûteuses. » [9].

Lorsque la culture d’origine ne vaut plus pour assurer la cohérence d’un monde habitable, c’est-à-dire partagé, l’arrivée en terre hostile comme le sont les campements des derniers mois, rime avec isolement ; paradoxalement, le départ de ces lieux précaires mais abritant une immense communauté autour de laquelle s’était tissé un réseau associatif (comme celui qu’on a nommé à Calais la « jungle »), vers un relogement institutionnel aléatoire s’est accompagné d’un éparpillement où l’isolement devient esseulement. Que faire, dit ce patient souffrant de dépression majeure, dans ce logement neuf, au milieu de nulle part, comme privé de monde ? En dehors des situations radicales d’isolement, et des successifs déracinements corrélatifs d’ébranlements de la vie sociale, la perte de la familiarité génère une juste réserve, parce que les conséquences de ce qui est dit et agi ne sont pas prévisibles. Le partage des expériences passées (le mode de vie antérieur) avec le nouveau groupe est exclu et l’on devient, nous dit A. Schutz, « un homme sans histoire » [9]. Une femme ou un homme sans histoire, dont nous savons que l’histoire migratoire peut aussi être émaillée de violences subies au cours du périple — de ces violences indicibles, dont on se protège en les taisant. La personne en situation de migration que le soignant accueille a donc déjà un lourd passé, non seulement relatif à son déplacement et aux motifs de celui-ci, mais aussi dans le lieu d’arrivée, où il a d’abord chercher à « tenir ».

Quels obstacles ? quelles perspectives pour une relation thérapeutique ? Venir d’ailleurs : d’une socialisation à l’autre La rencontre « interculturelle » comme rencontre entre deux mondes dont sont respectivement porteurs patients et professionnels de santé qu’ils le veuillent ou non, est à la fois expérience partagée de la rencontre de l’altérité, vécue comme une expérience de l’étrangeté, et de la difficulté mutuelle à dire et entendre les choses qui paraissent évidentes et importantes, quand elles sont adressées à des non-initiés. Chacun a appris à s’orienter dans le monde, à en identifier les contours dans cette première socialisation où les parents, les éducateurs et les voisins nous apprennent à

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nommer les choses, à les reconnaître, à construire autour de nous un monde familier : ce que les sociologues Peter Berger et Thomas Luckmann désignent sous la notion de socialisation primaire dans laquelle chacun accède au « premier monde » qui demeure « le monde de chez soi », même si l’individu peut très bien s’en éloigner au cours de sa vie ultérieure et se retrouver dans des territoires où il ne sent pas du tout chez soi. » [11] Puis chacun apprendra, devenu adulte, à occuper sa place dans la société au cours de ce que les sociologues nomment une socialisation secondaire : « l’intériorisation de ‘‘sous-mondes’’ institutionnels ou basés sur des institutions [. . .] la socialisation secondaire est l’acquisition de la connaissance spécifique du rôle. . . ». Ainsi, chacun est-il porteur de croyances qui dessinent son rapport au monde. Le professionnel de santé est porteur, de par ses processus formatifs, d’une culture médicale coextensive d’une culture occidentale, qui rend compte du mal-être en termes scientifiques, là où d’autres approches sont possibles, existantes et efficientes. Le dialogue sera donc aussi la mise en présence de fac ¸ons très différentes de rentre compte et de vivre la maladie qui peuvent être à l’œuvre ; même si c’est toujours le cas, en vertu de l’altérité culturelle entre le médecin (ne serait-ce que parce qu’il est porteur d’une culture professionnelle — mais aussi personnelle) et patient, seront rencontrées ici des fac ¸ons extrêmement différentes de vivre le malêtre dans l’espace collectif. Les termes nosographiques où se dit le diagnostic ne seront peut-être pas pertinents pour rendre compte d’un mal-être lui-même intraduisible, cette amputation d’une partie de soi dans la perte de la communauté, ou ce symptôme lu par celui qui en est le porteur comme le signe de la rupture sociale, voire d’une attaque d’un de ses membres. Ce que J.F. Saada nomme « les théories officielles du malheur » [12] peuvent être bien insuffisantes pour nommer et entendre l’atteinte à l’intégrité. Elles peuvent être inadaptées pour en rendre compte, car les processus pathologiques se construisent aussi dans une sémantique culturelle, comme la fragilisation de la normativité individuelle vient s’inscrire dans un corps investi de sens. À cela il faut ajouter que les maux de la personne venue en consultation peuvent être inconnus du professionnel, parce qu’ils ne sont tout simplement pas rencontrés dans le pays receveur. La manière de penser habituelle, à travers des catégories nosologiques présumées universelles peut être déroutée dans la rencontre de l’étrangeté. Penser la rencontre médecin-malade, c’est aussi penser les conditions de cette rencontre, dont l’asymétrie procède essentiellement du fait que les croyances de l’un sont dominantes et celles de l’autre minoritaires dans le contexte de la consultation. C’est aussi prendre acte du chemin parfois laborieux qui a conduit à cette rencontre clinique dont la dimension d’échange est parfois à construire dans des conditions défavorables.

De l’anomie à la défiance et au secret comme condition de survie L’ignorance mutuelle des références respectives est source de malentendus, dont le patient qui arrive a souvent déjà eu l’occasion de faire les frais ; la propension au secret parfois

Pour citer cet article : Draperi C. La rencontre des migrants dans la pratique clinique au quotidien. Éthique et santé (2018), https://doi.org/10.1016/j.etiqe.2018.04.002

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incriminée par le monde médical et soignant est aussi de fac ¸on ici contextuelle, d’abord une attitude de protection et de sauvegarde d’un monde propre et inintelligible à l’autre.

Encadré 3 « On sait bien qu’on n’a pas le droit de tout dire, qu’on ne peut pas parler de tout dans n’importe quelle circonstance, que n’importe qui, enfin, ne peut pas parler de n’importe quoi. Tabou de l’objet, rituel de la circonstance, droit privilégié ou exclusif de celui qui parle : on a là le jeu de trois types d’interdits qui se croisent, se renforcent ou se compensent, formant une grille complexe qui ne cesse de se modifier » [13].

Ceux qui auront eu l’expérience des interrogatoires que Bourdieu nomme « bureaucratiques » et qui sont le préambule de tout recours institutionnel ont déjà appris les formes d’exclusion du discours dont parle Foucault. Comme l’a montré Bourdieu, la dissymétrie inhérente à l’enquête bureaucratique « trouve dans et par l’écart entre les ressources et les dispositions sociales de l’enquêteur et celles de l’enquêté les conditions de son plein accomplissement. Violence symbolique et rapport de force exercée en toute innocence, avec la bonne conscience de celui qui a pour lui la double légitimité de l’ordre scientifique et de l’ordre moral » [14] — même ajouterons-nous, s’il s’adresse à des personnes dont le niveau d’étude ou de compétence est élevé mais inopérant ici et maintenant. Que les patients alors soient prudents, réservés, conscients d’être porteurs d’une histoire inaudible, secrets, a-t-on coutume de dire, est plutôt le signe qu’ils ont appris à se protéger en environnement hostile, et que ce qu’ils ont à dire ne peut s’entendre que pour un initié. À cela il faudrait ajouter qu’une certaine fac ¸on de communiquer, de s’enquérir de la vie de l’autre est également propre à une culture contemporaine de la transparence, dans laquelle le non-dit est d’emblée rec ¸u comme acte de cacher, ce qu’il n’est pas nécessairement activement. M. Cohen-Emerique insiste ainsi sur les modalités relationnelles très différentes en jeu dans les cultures dites « à contexte riche » ou à « contexte pauvre » [15]. En-dec ¸à en effet d’un rapport ambivalent aux institutions dont les conséquences ne vont pas de soi, la personne en situation d’immigration est porteuse d’un monde qui n’est pas plus accessible au premier abord pour qui ne le connaît pas, que ne l’est pour elle celui du pays d’accueil. ¸on de se présenter, d’évoquer sa place, ne reposera Sa fac pas nécessairement sur les mêmes références que celles de la personne qui le questionne. Comme le fait par exemple remarquer Alain Targa, pédopsychiatre à l’hôpital école de Montataire, il est des sociétés où « le statut personnel compte plus que le pouvoir économique, les relations personnelles et notamment la parenté demeurent au premier plan » [16]. La sémantique dans laquelle se décline la personne peut être très éloignée des préoccupations portées par les questions qui lui sont adressées et susceptibles de contresens. Ce sera donc au professionnel d’être patient pour ménager un cadre à la parole.

Quelles ressources ? Des risques de la traduction médicale au travail de l’écoute Les obstacles majeurs à l’écoute de l’autre consistent toujours dans la traduction systématique que l’on va faire de son propos. Bien sûr, c’est l’une des tâches du professionnel de santé que de traduire, en termes médicaux, l’histoire qu’il rec ¸oit pour définir le service qu’il peut rendre à l’autre en qualité de professionnel ; la formation à cette tâche laisse à l’exercice de l’observation (avec les yeux, les examens et les oreilles) une place majeure. L’écoute est aussi l’objet d’un travail dont la difficulté consiste à se désaliéner de l’observation, voire de la contextualisation obtenue lors de l’interrogatoire et à se dégager de la traduction automatique dans le registre professionnel pour entendre la singularité des mots posés sur l’expérience qui définissent la situation vécue de l’autre.

Expliquer et comprendre Quelles pistes pour l’écoute ? Non seulement « expliquer » c’est-à-dire s’enquérir des effets de la causalité dans laquelle engage l’expérience de la migration en termes d’atteinte à l’intégrité, mais aussi « comprendre » ce que Dilthey appelait « les signes sensibles » qui sont les manifestations du sens [17] : le témoignage, les propos, les résistances, les attitudes en tant qu’elles sont signifiantes. Cela requiert, à côté du travail de traduction sur lequel repose l’observation, de prêter l’oreille aux mots de l’autre, à la fac ¸on dont il hiérarchise les événements dans une histoire qui ne sera pas nécessairement déroulée de fac ¸on chronologique, et particulièrement aux éventuelles digressions, vraisemblablement porteuses de sens même si elles ne répondent pas en première intention aux questions du professionnel. Une démarche de connaissance de l’autre, inséparable d’une posture éthique de reconnaissance ne peut sans dommage s’en remettre à une réception subjective d’un récit considéré comme un ensemble d’informations. L’écoute attentive au vécu de l’autre mettra en œuvre une herméneutique, c’est-à-dire un travail d’interprétation des mots (ou encore de ce que B. Good appelle les « réseaux sémantiques » dans lesquels se déploie un monde [18]), le fil rouge que le narrateur donne à son histoire (ou encore ce que P. Ricoeur désigne comme la « mise en intrigue » suivant laquelle l’auteur construit son histoire [19]), et les hypothèses auquel il invite celui auquel elle s’adresse. On n’accède pas à la culture de l’autre seulement en sachant d’où il vient, ni quelle religion est la sienne ; on le sait d’ailleurs, une religion se pratique de différentes fac ¸ons et laisse une place à certaines exceptions, elle n’est pas forcément exclusive et peut tout à fait cohabiter avec d’autres croyances majeures. Ici la caricature est toujours vecteur d’incompréhension : les croyances — que nous avons souvent tendance à considérer à partir du savoir médical comme des représentations fausses — prétendent moins à la vérité qu’elles ne dessinent ce à quoi on accorde sa confiance. C’est l’une des raisons pour lesquelles il sera souvent précieux d’accueillir des tiers dans l’espace de la consultation :

Pour citer cet article : Draperi C. La rencontre des migrants dans la pratique clinique au quotidien. Éthique et santé (2018), https://doi.org/10.1016/j.etiqe.2018.04.002

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La rencontre des migrants dans la pratique clinique au quotidien des tiers interprètes parfois, non seulement de la langue au sens strict, mais des pratiques, des tiers en relation avec les collectivités telles qu’elles se construisent ici et maintenant. Comme son patient, le professionnel peut avoir le sentiment d’être démuni, non seulement de moyens sur le plan strictement matériel, mais aussi d’accès au savoir du patient sur sa propre situation et de repères pour en comprendre le sens. En amont et en aval de la recherche des moyens de soigner, il lui faut accéder à une logique signifiante qui ne lui est pas familière. Le patient est le principal témoin — avec ses proches s’il n’est pas seul — de sa culture. Au-delà des trajectoires communes se dessinent des histoires personnelles dans lesquelles s’est forgée pour chacun sa culture à travers l’appartenance parfois à plusieurs groupes, surtout à l’issue de pérégrinations qui durent parfois plus de quinze ans. On ne peut être susceptible d’être initié au vécu de l’autre, voire dépositaire de son secret, que si l’on produit ce travail qui conduit à poser un cadre possible au recueil d’une parole déliée. Une parole qui conduit à reformuler et revoir la pertinence des questions dont le professionnel est porteur. Un tel travail requiert bien aussi la référence à des connaissances nécessaires à la réception de la demande du patient. Nous en citerons trois : la question du rapport à la langue, les conditions psychosociales dans lesquelles s’inscrit la situation du patient, et les possibilités institutionnelles de la prise en charge.

La prise de parole dans une langue étrangère On évoque souvent l’évidente barrière de la langue, mais moins la question du rapport à la langue, soulignée par Alain Targa. Plus largement, se pose la question évoquée plus haut de ce qui est dicible, c’est-à-dire traduisible, même lorsque ne se pose pas littéralement la question de la maîtrise de la langue.

Encadré 4 « L’institution logiquement première est la langue, c’est en nommant toute chose que l’homme communique, donnant sens à son vécu. À ce sujet, la question de la connaissance ou non de la langue possède son importance, car pré-apprise dans le pays d’origine elle aura une valence émotionnelle différente de celle découverte sur le lieu de la migration. » [16].

Cette importance redouble la question évoquée plus haut des réseaux sémantiques, c’est-à-dire de l’ensemble des références et des symboles dans lesquels on rend compte de son expérience. Que dans de nombreuses sociétés non occidentales, la maladie soit d’abord un événement social avant d’être une question biologique, en commande une description et une compréhension différente, qui s’énonce différemment. Cela ne signifie pas que cette compréhension de la maladie ne côtoiera pas une autre construction de celle-ci, apprise dans un autre lexique, mais elle ne s’absente pas pour autant.

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Contextualiser pour être sensibilisé à ce qu’il s’agit d’entendre Il n’en reste pas moins que l’on a davantage de ressources pour entendre si on n’est pas complètement étranger aux paroles recueillies dans un entretien, comme le soulignait Bourdieu. Il est sans doute majeur d’avoir des éclairages sur les évènements qu’ont collectivement vécus les migrants réfugiés, comme il est majeur de savoir quelles conditions de vie inhospitalières conduisent au péril de la migration, enfin d’avoir des éléments sur les habitus de la collectivité d’appartenance. Aussi ici, connaître la situation historique de la personne accueillie en termes de causalité : trajectoires migratoires, aspects psychosociaux récurrents liés au traumatisme de l’exil, risques inhérents aux situations de précarité constitue au moins une condition d’ouverture à une réalité ignorée car étrangère au vécu habituel du professionnel. La connaissance des aspects majeurs de la situation de la personne migrante constitue donc un cadre qui permet d’écouter les mots où affleure le monde de l’autre, l’histoire qu’il tisse et qui est entravée dans un chemin souvent chaotique, mais aussi les hypothèses de lecture qu’il en propose.

Les ressources institutionnelles et les outils À l’autre pôle de la prise en soin, la connaissance des moyens pouvant être mis en place configure la possibilité d’une réponse : éclairer les questions de santé qui vont se présenter le plus souvent et trouver les outils, les moyens matériels et institutionnels (parmi ceux-ci, les potentialités d’adaptation des systèmes sanitaires, les outils juridiques) de soigner, sera une condition majeure d’un pouvoir-faire en jeu dans la repossibilisation thérapeutique. La recherche de la réponse la plus adéquate qui peut être apportée repose sur la connaissance des moyens mobilisables.

Conclusion pour une posture herméneutique dans le travail d’écoute En dernière analyse, la réflexion sur la prise en soin des personnes migrantes est paradigmatique du travail à l’œuvre dans la clinique. La mise en œuvre des bons moyens procède d’abord et toujours de la construction de la finalité thérapeutique ou d’accompagnement qui ne peut pas faire l’économie de la singularité et de l’altérité toujours rencontrée chez chaque patient. Le degré de proximité ou d’éloignement au monde de l’autre varie, non seulement, ni toujours prioritairement en fonction des cultures sources de chacun, mais aussi des histoires individuelles parfois complexes et des obstacles rencontrés au cours de ces histoires, jusque et y compris dans les modalités de l’accès aux professionnels consultés. Outre le travail de recueil d’informations (par exemple concernant les antécédents, la contextualisation de l’émigration, la situation sociale), la rencontre de l’autre met en œuvre un travail d’interprétation où la simple subjectivité bien disposée expose aussi au contresens. Il engage une démarche anthropologique de connaissance de l’autre inséparable d’une

Pour citer cet article : Draperi C. La rencontre des migrants dans la pratique clinique au quotidien. Éthique et santé (2018), https://doi.org/10.1016/j.etiqe.2018.04.002

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posture éthique de reconnaissance de l’autre : écouter les mots, le fil rouge que le narrateur donne à son histoire et les hypothèses auquel il invite celui auquel elle s’adresse, apparaît comme le moment propédeutique de la compréhension d’une situation. L’écoute telle que nous l’entendons ici est l’objet d’un travail exigent et qui ne va pas de soi, ni d’une simple ouverture ou disposition. Ce travail consiste toujours comme le soulignait Gadamer, à se « désaliéner du positivisme » [20] pour entendre la singularité des mots posés sur l’expérience qui définissent la situation vécue de l’autre. C’est ce travail qui permet aussi de se dégager des fausses questions de l’opinion et de s’ouvrir aux vraies questions qui se dégagent lorsqu’un espace est ménagé à l’expression d’une demande.

Déclaration de liens d’intérêts L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.

Références [1] Descombes V. « Louis Dumont et les outils de la tolérance ». Esprit; 1999. [2] Descombes V. « Louis Dumont : comment penser le politique ? ». laviedesidées.fr; 2012. [3] Dumont L. Homo hiérarchicus. Paris: Gallimard, 2e éd., coll. « Tel »; 1979. [4] Dumont L. Essais sur l’individualisme. Paris: Le Seuil, Coll. « Esprit »; 1983. [5] Arendt H. The origins of totalitarianism (1951) ; Les origines du totalitarisme, t. 2, L’impérialisme, chap.5 « Le déclin de l’Étatnation et la fin des droits de l’homme », trad. fr. M. Leiris. Paris: Gallimard, « Quarto »; 2002.

[6] Bauman Z. Globalization. The human consequences, Le coût humain de la mondialisation, (1998) trad. A. Abensour. Paris: Hachette; 1999. [7] Hassner P. « L’émigration, problème révolutionnaire ». Esprit; 1992. [8] Moreau Y. « Nulle part en France », Calais et la Grande Synthe en janvier 2016, arte.tv/refugies; 2016. [9] Schutz A. The Stranger, L’étranger, trad.B.Bégout. 2d.Allia; 2003. [10] D. Daeninckx, Le-bidoun-de-banksy. https://info.arte.tv/fr/ le-bidoun-de-banksy-par-didier-daeninckx. [11] Berger P, Luckmann T. The social construction of Reality (1996), La construction sociale de la réalité, trad.P.Taminiaux. Armand-Colin; 2003. [12] Favret-Saada J. Les Mots, la mort, les sorts : la sorcellerie dans le bocage. Paris: Gallimard, « Folio essais »; 1977. [13] Foucault M. L’ordre du discours. Paris: Gallimard; 1971. [14] Bourdieu P. La misère du monde (collectif). Seuil; 1993. [15] Targa A. « Le contexte migratoire et ses incidences pathologiques dans les familles ». In: Prises en charge psychothérapeutiques face aux cultures et traditions d’ailleurs, coord. B. Tison. Masson; 2013. [16] Cohen-Emerique M. Travailleurs sociaux et migrants. La reconnaissance identitaire dans le processus d’aide. In: Chocs et culture : concepts et enjeux pratiques de l’interculturel, dic.C. Camilleri, M. Cohen-Emerique. Paris: l’Harmattan; 1989. [17] Dilthey W. « Origine et développement de l’herméneutique » ¸aise M. Remy in: W. Dilthey, Le monde (1900), Traduction franc de l’esprit, tome I. Paris: Aubier; 1947. p. 319—40. [18] Good B. Comment faire de l’anthropologie médicale ? Médecine, rationalité et vécu. Institut Synthelabo, Les empêcheurs de tourner en rond; 1994. p. 1998. [19] Ricoeur P. Temps et récit 2. La configuration du temps dans le récit de fiction. Paris: Seuil (Coll. « L’ordre philosophique »); 1984. [20] Gadamer H-G. Wahrheit und Methode (W.M), Tübingen, ¸aise J.C.B. Mohr, 1960, 2. Auflage, 1965, p. XXVI. trad. franc partielle vérité et méthode. Paris: éd. Du Seuil; 1976.

Pour citer cet article : Draperi C. La rencontre des migrants dans la pratique clinique au quotidien. Éthique et santé (2018), https://doi.org/10.1016/j.etiqe.2018.04.002