Journal Européen des Urgences et de Réanimation (2012) 24, 187—190
Disponible en ligne sur
www.sciencedirect.com
CAS CLINIQUE
Manger de la salade n’est pas sans risque : une cause rare d’intoxication digitalique familiale Eating salad: An uncommon case of family acute accidental digitalis intoxication V. Mazy a,∗, L. Rousseau a, D. Glorieux b, P. Duez c a
Service de médecine d’urgences, Grand Hôpital de Charleroi, site Notre-Dame, Grand Rue 3, 6000 Charleroi, Belgique b Unité des soins intensifs, Grand Hôpital de Charleroi, site Notre-Dame, Grand Rue 3, 6000 Charleroi, Belgique c Service de pharmacognosie, bromatologie et nutrition humaine, université Libre de Bruxelles, Campus de la Plaine, bâtiment B, niveau 6, CP 205/09, boulevard du Triomphe, 1050 Bruxelles, Belgique Disponible sur Internet le 13 septembre 2012
MOTS CLÉS Intoxication digitalique aiguë ; Hétérosides cardiotoniques ; Bradyarythmie ; ECG
KEYWORDS Acute digitalis intoxication; Cardiotonic heterosides;
∗
Résumé Ce cas clinique décrit une intoxication digitalique aiguë due à la consommation accidentelle de feuilles de digitale poussant dans le jardin. Cette confusion est liée à la quasisimilitude entre les feuilles de digitale et celles de la bourrache, condiment classiquement utilisé. Digitalis Purpurea L. contient, outre la digoxine et la digitoxine, de nombreux hétérosides cardiotoniques, non dosés en routine, de pharmacocinétiques très différentes : cela rend le traitement et le suivi du patient souffrant d’une intoxication alimentaire plus complexe que lorsque la source de l’intoxication est médicamenteuse et limitée à la digoxine seule. Les hétérosides cardiotoniques sont présents dans certaines plantes de décoration et de nombreuses préparations aphrodisiaques vendues sans contrôle sur le net. Cela doit éveiller la méfiance des urgentistes et faire évoquer le diagnostic d’intoxication digitalique même si la prescription médicale de ce médicament est devenue rare. © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Summary This clinical case describes an acute digitalis intoxication secondary to the accidental ingestion of a digitalis plant which is grown domestically. This was because of the striking likeness of the leaf with borage (Borage Officinalis L.) an herb commonly used. Digitalis Purpura L. contains not only digoxin and digitoxin, but also several other cardiotonic heterosides which are not routinely tested. They have different pharmacodynamics: this further complicates the
Auteur correspondant. Adresse e-mail :
[email protected] (V. Mazy).
2211-4238/$ — see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.jeurea.2012.08.002
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V. Mazy et al.
Bradyarythmia; ECG
treatment of a patient with acute intoxication secondary to digitalis plant ingestion when compared to regular digoxin drug overdose. Many cardiotonic heterosides are present in decorative plants and aphrodisiac preparations which are sold on the Internet without regulation. Even though digoxin drug prescribing has significantly decreased, emergency room physicians need to remain extremely vigilant with regards to potential digitalis intoxication. © 2012 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
Introduction Depuis l’introduction de nouvelles molécules dans le traitement des pathologies cardiaques, l’intoxication digitalique est devenue rare et de ce fait, nos jeunes confrères n’ont plus l’habitude des signes électrocardiographiques de l’imprégnation digitalique. Or, si les modifications de la pharmacopée nous mettent moins en contact avec les digitaliques « prescrits », encore faut-il se rappeler que d’autres sources d’intoxication sont possibles. Nous présentons ici un cas rare d’intoxication digitalique familiale dont le diagnostic a été évoqué dès la salle d’urgence sur l’aspect de l’ECG, en association, bien entendu, avec les signes cliniques.
Observation Un couple se présente aux urgences le 14 novembre 2010 : madame DM, 72 ans et monsieur MV, 73 ans. MV est très inquiet pour l’état de santé de son épouse DM : elle est confuse depuis le 12 novembre, vomit et se plaint de douleurs abdominales. MV, quant à lui, a présenté quelques épisodes de vomissements depuis la même date, sans plus.
Figure 1.
ECG du 14 novembre.
À l’admission, DM est hémodynamiquement stable mais sa fréquence cardiaque est mesurée à 30 bpm. L’ECG réalisé à ce moment montre une bradyarythmie à 30 bpm avec des phases terminales évocatrices d’imprégnation digitalique (Fig. 1). Ce diagnostic étant évoqué, un dosage du taux de digoxine sanguine est réalisé : il s’avère fortement pathologique : 5,3 ng/mL, pour une valeur normale inférieure à deux. Chez le mari, ce taux est mesuré à 2,1. Aucun des médicaments pris par le couple ne contient de digitaliques. Il n’y a pas de consommation d’autres médications, comme des tisanes, etc. Le mari nous signale enfin que les plaintes ont débuté après avoir consommé une salade rehaussée de quelques feuilles venant du jardin. Quelques feuilles du même type, prélevées par la famille, seront envoyées à l’équipe de pharmacognosie du Professeur Duez (université Libre de Bruxelles) qui identifiera de la bourrache. Les feuilles de la bourrache sont quasi similaires à celles de la digitale pourpre jeune (Fig. 2) et bien que cette dernière n’ait pas été spécifiquement identifiée dans les quelques échantillons prélevés dans le potager, on peut raisonnablement conclure, au vu de la confusion régulièrement faite entre ces deux végétaux [1] à une ingestion accidentelle de feuilles de digitale pourpre.
Intoxication digitalique accidentelle par consommation de salade
Figure 2.
Comparaison entre les feuilles de bourrache (a) et de digitale pourpre jeune (b).
Figure 3.
ECG du 22 novembre.
La patiente restera symptomatique longuement (bloc AV deuxième degré puis 1er degré, confusion), bien après la normalisation du taux de digoxine. Elle sera autorisée à quitter l’USI le 22 novembre 2010 après avoir complètement récupéré (Fig. 3).
Discussion Notre but dans ce case report n’est pas de revoir le traitement en urgence de l’intoxication digitalique mais
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d’insister d’une part sur l’importance fondamentale de l’interprétation de l’ECG dès la salle d’urgences et d’autre part sur les limites des dosages sanguins dont nous disposons en routine. La reconnaissance des spécificités électrocardiographiques de l’imprégnation digitalique a permis d’évoquer le diagnostic d’intoxication, confirmé par les dosages sanguins. Même si les digitaliques sont peu prescrits actuellement, nous devons rester vigilants quant aux possibilités d’intoxication via des sources moins conventionnelles que les médicaments. En effet, n’oublions pas que les
190 hétérosides cardiotoniques sont présents dans quelques plantes que l’on retrouve sous nos latitudes : laurier rose (Nerium oleander L.), laurier jaune (Thevetia peruviana K. Schum), scille maritime (Urginea maritima L.), muguet de mai (Convallaria majalis L.) et strophantus glabre du Gabon (Strophantus gratus (Wall. et Hook.) Baill.) ainsi que dans le venin extrait des glandes cutanées de crapauds notamment des genres Bufo, et Rhinella, utilisés en médecine chinoise et dans des préparations aphrodisiaques. La consommation de ces préparations est souvent banalisée. Pour le grand public qui les considère comme naturelles, elles ne peuvent être toxiques ! On ne peut que constater une explosion de la production peu contrôlée et de la commercialisation sauvage, via le net, de ce type de produits. Heureusement, la plupart des glycosides issus de la digitale réagissent avec les réactifs utilisés pour doser la digoxine [2] mais l’évolution de la patiente à l’USI a été bien plus lente que la décroissance de digoxinémie, probablement du fait d’autres hétérosides cardiotoniques circulants, non dosés en routine dans nos laboratoires et dont la pharmacocinétique peut être radicalement différente (la liposolubilité, l’absorption intestinale, la demi-vie moyenne, le volume de distribution et la vitesse d’élimination dépendent en effet de la génine considérée et de la longueur de sa chaîne osidique) [3]. Cette disparité de structure dans les glycosides explique la réponse clinique assez irrégulière aux fragments Fab spécifiques antidigoxine [4,5].
Conclusion La mortalité due à une intoxication digitalique reste élevée malgré tous les traitements dont nous disposons actuellement (anticorps Fab digoxine specifiques, pacing) [6,7].
V. Mazy et al. Des plantes ornementales communes, des tisanes ou autres médications dites « naturelles » peuvent contenir des hétérosides cardiotoniques. . . donc n’oublions pas la nécessité d’une anamnèse « policière » et la révision régulière de notre manuel d’ECG.
Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.
Références [1] Maffè S, Cucchi L, Zenone F (Zanetta Marco), et al. Digitalis must be banished from the table: a rare case of acute accidental digitalis intoxication of a whole family. J Cardiovasc Med 2009;10:727—32. [2] Ramlakhan S, Fletcher A. It could have happened to Van Gogh: a case of fatal purple foxglove poisoning and review of the literature. Eur J Emerg Med 2007;14:356—9. [3] Frommherz L, Köhler H, Brinkmann B, Lehr M, Beike J. LCMS assay for quantitative determination of cardioglycoside in human samples. Int J Legal Med 2008;122:109—14. [4] Rich SA, Libera JM, Locke RJ. Treatment of foxglove extract poisoning with digoxinspecific Fab fragments. Ann Emerg Med 1993;22:1904—7. [5] Thierry S, Blot F, Lacherade J-C, Lefort Y, Franzon P, Brun-Buisson C. Poisoning with foxglove extract without Fab fragments. Intensive Care Med 2000;26:1586. [6] Bismuth C, Motte G, Conso F, Chauvin M, Gaultier. Acute digoxin intoxication treated by intracardiac pacemaker: experience in sixty-eight patients patients. Clin Toxicol 1997;10:443—56. [7] Taboulet P, Baud FJ, Bismuth C. Clinical features and management of digitalis poisoning: rationale for immunotherapy. J Toxicol Clin Toxicol 1993;31:247—61.