RFO 319 No. of Pages 4 Revue francophone d'orthoptie 2015;xx:1–4
Dossier / Cas clinique
Paralysie cérébrale, orthoptie et pluridisciplinarité Cerebral palsy, orthoptics and multidisciplinarity Stéphanie Blanc
Centre Médico-Social Lecourbe, 205 rue de Javel, 75015 Paris, France
MOTS CLÉS
RÉSUMÉ Emmeran, 12 ans souffre d'une paralysie cérébrale due à une grande prématurité. Ses troubles du regard compromettent ses apprentissages scolaires et son autonomie dans ses déplacements en fauteuil. L'enjeu est donc important. La rééducation orthoptique doit combiner un travail des relations binoculaires et des mises en situations pratiques, avec une observation pluridisciplinaire.
Paralysie cérébrale Institut d'éducation motrice Rééducation fonctionnelle Pluridisciplinarité
© 2015 Publié par Elsevier Masson SAS.
KEYWORDS
SUMMARY
Cerebral palsy Institute of education for children with cerebral palsy Rehabilitation Multidisciplinarity
Emmeran, 12 years, suffers from cerebral palsy, due a high preterm birth. Disorders of the eye affect its academic learning and autonomy in travelling in a wheelchair. The issue is therefore important. Orthoptic therapy should combine a binocular relations work and practical situations, with a multidisciplinary observation layouts. © 2015 Published by Elsevier Masson SAS.
INTRODUCTION Le formidable essor des neurosciences ces dernières années (IRM fonctionnelle. . .) a permis des progrès considérables dans la connaissance de la paralysie cérébrale ainsi qu'une meilleure appréhension des troubles qui y sont associés. Parmi ces troubles, les difficultés visuelles spécifiques de l'enfant cérébrolésé sont particulièrement importantes à dépister et à prendre en charge, car très gênantes sur le plan fonctionnel et notamment pour la scolarité rendue déjà difficile par les contraintes neuromotrices. La prise de conscience par la communauté médicale et paramédicale de l'impact des ces troubles visuels a permis que l'orthoptiste soit de plus en plus représenté au sein des structures accueillant ces enfants, et notamment au sein des IEM (Institut d'éducation motrice) où l'enfant atteint de paralysie cérébrale peut suivre une scolarité adaptée tout en bénéficiant sur place de soins de rééducation et d'un suivi médical adapté, le tout complété par un encadrement éducatif lui permettant de s'épanouir au mieux malgré ses déficiences.
Je me propose donc d'illustrer cette pratique par le cas clinique d'Emmeran, 12 ans, scolarisé au centre médico-social Lecourbe, structure située dans le 15ème arrondissement de Paris et qui comprend une MAS (Maison d'accueil spécialisée pour adultes dépendants) une USEP (unité de soins pour enfants polyhandicapés), et un IEM (institut d'éducation motrice). La prise en charge médicale y est assurée par une équipe de neuropédiatres et de médecins de rééducation, et l'équipe de rééducateurs comprend kinésithérapeutes, ergothérapeutes, orthophonistes, psychomotriciens et orthoptistes. Une équipe de psychologues et un neuropsychologue est également présente.
ANAMNÈSE Emmeran présente des séquelles neuromotrices (tétraplégie spastique) en lien avec une naissance prématurée à 28 semaines d'aménorrhée. Lorsqu'il arrive à l'IEM du Centre médicosocial Lecourbe fin 2013 pour y poursuivre
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http://dx.doi.org/10.1016/j.rfo.2015.10.001 © 2015 Publié par Elsevier Masson SAS. 1
Pour citer cet article : Blanc S. Paralysie cérébrale, orthoptie et pluridisciplinarité. Revue francophone d'orthoptie (2015), http://dx.doi.org/10.1016/j.rfo.2015.10.001
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Dossier / Cas clinique sa scolarité, le tableau clinique est celui d'une importante hypotonie du tronc (il ne tient pas la position assise de façon autonome) avec une dystonie des membres supérieurs et inférieurs. Cette dystonie gêne le contrôle volontaire de ses gestes, il est cependant capable de ramener ses deux mains au niveau de la ligne médiane et de les tenir ensemble pour limiter la dystonie. Mais globalement, les prises manuelles volontaires sont très compliquées, si on lui place un objet dans la main, il ne peut le déplacer ni le relâcher volontairement. Il se déplace en fauteuil roulant manuel, poussé par l'adulte et le déplacement en fauteuil électrique n'est pas autonome. Le langage est fluide et élaboré. Emmeran est un enfant joyeux et d'une grande sensibilité. Pourtant, en dehors de ses problématiques neuromotrices, pour lesquelles une prise en charge en kinésithérapie/ergothérapie et un appareillage spécifique sont nécessaires, il apparaît rapidement qu'Emmeran présente une grande fatigabilité au niveau visuel qui le pénalise en classe et qui semble le gêner lors de ses déplacements. Il n'est pas lecteur à son arrivée au centre, il déchiffre quelques syllabes simples. Le bilan orthophonique montre des troubles de la conscience phonologique mais, là encore, la composante visuelle s'impose dans les troubles du langage écrit. Le bilan neuropsychologique met en évidence des difficultés, principalement dans la sphère exécutive (attention, mémoire et fonctions exécutives) et dans les fonctions visuo-spatiales. Le contrôle effectué chez l'ophtalmologiste s'avère normal, acuité visuelle 10/10 pour chaque œil, fond d'œil normal.
OBSERVATION Le bilan orthoptique initial, effectué dans son fauteuil avec son corset siège, retrouve de bonnes capacités sensorielles. L'acuité visuelle est normale, la vision des couleurs également. La vision stéréoscopique est correcte (600 ' d'arc au test de Wirt), ce qui est assez rare en cas de paralysie cérébrale, l'enfant souffrant souvent d'une incoordination oculaire fort gênante qui interdit souvent toute relation binoculaire. Dans le cas d'Emmeran, le parallélisme oculaire conservé lui permet donc des capacités binoculaires. En revanche, il ne lui permet pas de mettre en jeu des capacités fusionnelles. En effet, toute sollicitation à la barre de prisme déclenche immédiatement une neutralisation en vision de loin et une diplopie en vision de près. Le champ visuel, testé avec le château de Labro, ne montre pas d'amputation mais un léger retard de perception dans le champ visuel inférieur, comme souvent dans les cas de paralysie cérébrale. En effet, les leucomalacies périventriculaires (lésions typiques de la substance blanche dans les zones pariétales chez l'ancien prématuré) affleurent souvent au niveau de la partie supérieure des radiations optiques et occasionnent donc des déficits dans le champ visuel inférieur. Sur le plan optomoteur, la fixation est possible mais très peu endurante, l'étayage verbal permet de soutenir l'attention mais ne permet pas d'augmenter l'endurance de fixation. L'afférence tactile n'est pas utilisable, compte tenu des difficultés motrices au niveau des membres supérieurs. Compte tenu de cette fixation défaillante, la poursuite oculaire est impossible et remplacée par un relais céphalique important. L'instabilité de fixation associée aux difficultés de tenue
de tête, certes modérées chez Emmeran mais présentes, rendent la coordination oculo-céphalique totalement anarchique et non fonctionnelle. Les saccades volontaires horizontales sont déclenchées mais avec un temps de latence très allongé et rapidement remplacées par des mouvements de tête. Le calibrage montre un gros écart par rapport à la cible. Emmeran présente donc des possibilités sensorielles intéressantes mais une orientation volontaire du regard quasiment impossible et des capacités fusionnelles inexistantes. Le bilan fonctionnel s'articule naturellement en fonction de la plainte, en l'occurrence la fatigabilité visuelle, l'utilisation du regard lors des déplacements en fauteuil électrique et les difficultés d'apprentissage de la lecture. Compte tenu de l'importance de ces premiers éléments, les aspects visuo-spatiaux et visuo-constructifs ne sont pas une priorité et seront examinés ultérieurement. Un exercice à forte exigence d'endurance optomotrice est proposé (Codes), ce type d'exercice est coûteux sur le plan de l'orientation du regard car il s'agit d'aller chercher des correspondances dans un code et de les restituer. On observe immédiatement la grande fatigabilité visuelle d'Emmeran, l'exercice l'épuise, on note un bavage et une dégradation posturale. Il s'arrête aux deux tiers de l'exercice (Fig. 1). Par rapport aux déplacements, je décide de sortir dans les couloirs de l'IEM avec Emmeran afin d'observer sa prise d'information visuelle en vision de loin. Il apparaît que la fixation de loin est à peu près aussi coûteuse que de près. La coordination entre vision centrale (qui gère la cible d'arrivée) et vision périphérique (qui gère la trajectoire et perception des obstacles, murs, plots d'ascenseur) a du mal à se mettre en place. Soit il est trop concentré sur le point d'arrivée et perd le contrôle de sa trajectoire, soit son énergie se fixe sur la gestion des obstacles et la vitesse de déplacement ralentit alors considérablement.
Figure 1.
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Pour citer cet article : Blanc S. Paralysie cérébrale, orthoptie et pluridisciplinarité. Revue francophone d'orthoptie (2015), http://dx.doi.org/10.1016/j.rfo.2015.10.001
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Paralysie cérébrale, orthoptie et pluridisciplinarité
Par rapport à la lecture, les pré-requis visuels pour l'apprentissage de la lecture ne sont pas maîtrisés : indépendamment des éléments déjà cités (instabilité de fixation, mauvais relais vision centrale/vision périphérique, saccades mal calibrées.) il apparaît que l'empan perceptif est réduit. S'ajoutent à cela les difficultés phonologiques dépistées en orthophonie. Il apparaît donc au terme de cette première évaluation que les problématiques d'Emmeran en terme d'apprentissage de la lecture et d'autonomie dans les déplacements sont certes plurifactorielles mais clairement liées, entre autres, à ses troubles visuels. Une rééducation orthoptique apparaît donc indispensable et prioritaire.
PROJET DE SOINS ORTHOPTIQUE À L'IME Il est décidé, en réunion de synthèse pluridisciplinaire et avec l'accord du neuropédiatre, de proposer 3 axes de prise en charge : Une rééducation hebdomadaire individuelle, Un groupe orthoptie/orthophonie visant à travailler les aspects visuo-attentionnels de la lecture, Un groupe orthoptie/ergothérapie sur le thème « Vision et déplacement en FRE ». La rééducation orthoptique individuelle s'axe d'abord sur un travail d'ancrage de la fixation et de sollicitation des mouvements oculaires volontaires. Les mires sont choisies pour stimuler l'intérêt d'Emmeran. L'appui-tête du fauteuil est tout d'abord utilisé de façon systématique pour bloquer la tête, afin de pallier à la coordination oculocéphalique déficiente et pour travailler la proprioception oculaire. Puis la dissociation œiltête se met doucement en place (Fig. 2) La correspondance motrice s'installe, la rectitude du regard est stabilisée, les capacités fusionnelles commencent alors à se mettre en place aux prismes.
Compte tenu des grosses difficultés spatiales évoquées, il semble évident qu'Emmeran ne peut pas s'appuyer sur son analyse perceptive visuelle. Des exercices de perception visuelle sont donc proposés afin d'améliorer l'analyse des différentes composantes de la forme (Fig. 3, 4, 5). Parallèlement, le groupe orthoptie/orthophonie démarre. Il s'agit, en tenant compte des difficultés de conscience phonologique, de solliciter les stratégies oculo-lexiques et en particulier l'empan visuel à l'aide d'outils numériques qui sont maintenant à la disposition des orthoptistes. Parmi ces outils,
Figure 2.
Figure 4.
Figure 3.
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Pour citer cet article : Blanc S. Paralysie cérébrale, orthoptie et pluridisciplinarité. Revue francophone d'orthoptie (2015), http://dx.doi.org/10.1016/j.rfo.2015.10.001
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Figure 5.
le logiciel Evadys/Coreva® permet de mesurer l'empan visuoattentionnel par des tâches de lecture flash et propose des programmes adaptés de rééducation intensive. L'orthophoniste étant présente pour aider à faire la part des choses entre les troubles visuels et les troubles phonologiques. Nous utilisons également le logiciel « fenêtre attentionnelle » du GERIP® qui propose des supports plus ludiques, toujours en principe de lecture flash, mais cette fois-ci sur des dessins ou des formes abstraites. Puis, dans un deuxième temps, une prise en charge est proposée avec l'ergothérapeute afin d'améliorer le contrôle visuel lors des déplacements en FRE. La fixation de loin est déjà travaillée en individuel, notamment grâce à des exercices de repérage en vision de loin avec le pointeur laser (photo). Au sein du groupe, nous proposons plutôt des parcours moteurs avec des trajectoires et/ou des obstacles imposés tout en stimulant la vision par des cibles contrastées situées au point d'arrivée. (Fig. 6, 7).
Figure 6.
Figure 7.
DISCUSSION Emmeran prend beaucoup de plaisir et se plie volontiers à cet emploi du temps chargé avec de multiples prises en charge. La question de la « sur-stimulation » se pose forcément dans un cas comme celui-ci, et qui plus est chez un enfant par nature fatigable. Dans le cas d'Emmeran, la problématique visuelle est si patente et l'enjeu si important au niveau des ses possibilités d'apprentissage et de son autonomie que la question ne s'est pas posée longtemps. Nous tenons, par ailleurs, compte de ses « coups de fatigue » et n'hésitons pas à alléger l'emploi du temps à certaines périodes.
CONCLUSION L'évolution des outils à notre disposition et le nombre croissant d'orthoptistes au sein des structures de type IME permet des prises en charge pluridisciplinaires particulièrement intéressantes dans les cas de paralysie cérébrale. Chez ces enfants, le regard est souvent la « porte ouverte sur le monde » dont la parole et le geste manuel ne sont pas des supports fiables de communication. La meilleure connaissance, grâce aux progrès de l'imagerie, des lésions responsables des divers handicaps permet de mieux comprendre les répercussions possibles sur les voies de traitement de l'information visuelle, particulièrement longues et donc très exposées à toute souffrance cérébrale. A la lumière de ces nouvelles connaissances, le projet de soins orthoptique s'affine. Ces rééducations sont une source inépuisable de réflexion pour améliorer encore et encore la prise en charge de ces enfants si attachants. Déclaration de liens d'intérêts L'auteur déclare ne pas avoir de liens d'intérêts.
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Pour citer cet article : Blanc S. Paralysie cérébrale, orthoptie et pluridisciplinarité. Revue francophone d'orthoptie (2015), http://dx.doi.org/10.1016/j.rfo.2015.10.001