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Le praticien en anesthésie réanimation © Masson, Paris, 2006
cas clinique Rupture d’anévrisme de l’aorte abdominale
Guillaume Voiriot (photo), Guillaume Carteaux
Correspondance : Guillaume Voiriot, Service de Pneumologie et Unité de Réanimation respiratoire, Hôpital Tenon, 4 rue de la Chine, 75020 Paris.
[email protected]
Observation Monsieur D., âgé de 73 ans, a été pris en charge à son domicile par les pompiers pour un malaise avec perte de connaissance et traumatisme crânien sans coma post-critique. Dans les antécédents de ce patient, on retrouvait de nombreux facteurs de risque cardiovasculaires (dyslipidémie, HTA, tabagisme actif sevré) et une cardiopathie ischémique (deux infarctus du myocarde et deux pontages aortocoronaires), ainsi qu’un anévrisme de l’aorte abdominale (AAA) surveillé régulièrement, mais dont on ne connaissait pas la dimension à la prise en charge initiale. Son traitement habituel associait un bêtabloquant, un IEC, un vasodilatateur artériel, un traitement anti-arythmique par amiodarone et une anticoagulation au long cours par fluindione. Mr D. a été admis aux urgences pour la prise en charge diagnostique et thérapeutique de ce malaise. Les signes fonctionnels se limitaient à une discrète douleur lombaire gauche et une asthénie marquée. Il n’y avait pas de douleur abdominale ou thoracique. À l’examen clinique, le patient était conscient et orienté, la vigilance normale, la pression artérielle à 71/43 mm Hg, la fréquence cardiaque à 70/min, la température à 37,1 °C, la fréquence respiratoire à 20/min, la saturation artérielle en oxygène à 92 % en air ambiant et la glycémie capillaire à 7,3 mmol/l. Il n’était pas noté de marbrures. L’auscultation pulmonaire ne révélait rien de particulier, et les bruits du cœur étaient réguliers sans signe d’insuffi-
sance cardiaque. La palpation abdominale, indolore, permettait de percevoir l’anévrisme de l’aorte abdominale connu. L’ECG s’inscrivait en rythme sinusal régulier à 60/min, sans trouble de la repolarisation. La bandelette urinaire était négative pour les nitrites. Les examens biologiques mettaient en évidence une hémoglobinémie à 10,7 g/dl, des plaquettes à 187 000/mm3, une discrète hyperleucocytose à 12 000/mm3, un TP à 58 %, un ionogramme sanguin normal et une fonction rénale conservée. Il n’y avait pas de syndrome inflammatoire biologique. La prise en charge immédiate a consisté en une injection intraveineuse lente de 0,5 mg d’atropine et la pose d’une voie veineuse périphérique, puis une surveillance aux Urgences pour la nuit. On constate sur la pancarte de surveillance infirmière la persistance d’une hypotension artérielle avec une pression artérielle systolique oscillant entre 70 et 80 mm Hg, en dépit d’un remplissage prudent par soluté cristalloïde. Douze heures après l’admission aux urgences, le taux d’hémoglobine avait chuté à 8,7 g/dl. Une échocardiographie transthoracique a permis de retrouver un ventricule gauche de dimension et de cinétique normal, et une pression artérielle pulmonaire également normale. Il n’y avait pas de valvulopathie mitroaortique et l’aorte initiale n’était pas dilatée. En revanche, on notait un volumineux anévrisme de l’aorte abdominale, s’étendant de la région sous-rénale jusqu’à la bifurcation iliaque, mesuré à 78 mm de diamètre antéro-postérieur, avec une probable dissection de sa partie distale. Devant ces constatations cliniques et échocardiographiques, un scanner abdomino-pelvien a été réalisé, retrouvant l’anévrisme de l’aorte abdominale mesurant 12 × 7,4 × 8 cm en position sous-rénale, débutant à 5 mm sous l’artère rénale gauche et s’étendant jusqu’à la bifurcation iliaque (fig. 1 et 2). Il existait un volumineux hématome rétropéritonéal latéralisé à gauche se rehaussant au temps tardif, avec un doute sur une fuite active située à la partie inférieure gauche du sac anévrismal. Enfin, on notait un épanchement intra-abdominal. À ce stade, il existait donc des arguments forts tant cliniques (malaise, douleurs lombaires gauches, hypotension artérielle persistante chez un patient présentant un anévrisme de l’aorte abdominale connu) qu’échocardiographiques et scannographiques en faveur d’une rupture d’un anévrisme de l’aorte abdominale. L’évolution a été émaillée par un collapsus cardiovasculaire et une
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première crise convulsive sur la table de scanner, suivis de plusieurs crises convulsives et d’une bradycardie extrême sans arrêt cardio-circulatoire. La prise en charge immédiate a reposé sur l’administration d’adrénaline et en une intubation orotrachéale pour ventilation mécanique, un clampage de l’aorte thoracique en extrême urgence par le chirurgien thoracique appelé sur place, avant le transport du patient au bloc opératoire. Simultanément, des culots globulaires et des unités de plasma frais congelé (respectivement 10 et 6) étaient transfusés. Malheureusement, malgré les manœuvres de réanimation habituelles, l’évolution s’est faite vers le décès du patient.
Discussion Les anomalies cliniques initialement constatées aux Urgences chez ce patient se résument à une hypotension artérielle isolée, sans symptomatologie algique notable, sans fièvre, sans signes de bas débit ou de vasoconstriction périphérique, ni troubles de conscience. Cependant, deux éléments de l’anamnèse attiraient d’emblée l’attention : d’une part l’existence d’un anévrisme connu de l’aorte abdominale, dont on ignorait les dimensions et la régularité de la surveillance au moment de la prise en charge, d’autre part le traitement anticoagulant par anti-vitamine K au long cours, prescrit dans le cadre de la maladie polyathéromateuse. Au plan biologique, on notait l’absence de déglobulisation massive, d’insuffisance rénale ou de surdosage en AVK. La prise en charge initiale adoptée par l’équipe médicale se limitait à un remplissage vasculaire prudent par cristalloïdes et consistait en une surveillance rapprochée à proximité d’une unité de réanimation. A posteriori, quelques questions doivent être soulevées concernant la pertinence de cette stratégie thérapeutique limitée et l’absence de recours précoce à des examens d’imagerie radiologique ou échographique : – Quel est le risque de rupture d’un anévrisme de l’aorte abdominale (AAA), et quels en sont les facteurs prédisposants et les facteurs prédictifs ? – Existe-t-il une symptomatologie clinique fortement évocatrice de rupture d’un AAA ; quelle est la valeur diagnostique des seules constatations cliniques ? – Quelle est la surmortalité d’un AAA découvert au stade de rupture ; et, dans le cas d’un AAA connu, quel est la surmortalité liée au retard diagnostique de la rupture ? – Quel est le meilleur examen pour le diagnostic de certitude d’une rupture d’AAA ? L’incidence de la pathologie anévrismale de l’aorte abdominale a augmenté ces vingt dernières années, du fait d’une part du vieillissement de la population, d’autre part des campagnes de
détection et de la diffusion des techniques diagnostiques. Cette incidence est estimée chez l’homme entre 1,3 et 8,9 % et chez la femme entre 1,0 % et 2,2 %. La rupture anévrismale est responsable chaque année de près de 8 000 décès en Grande-Bretagne (15 000 aux États-Unis). La létalité d’une rupture d’un anévrisme de l’aorte abdominale est estimée entre 65 et 85 %, sachant que près de 50 % des décès surviennent avant que le patient n’atteigne le bloc opératoire (1). Des antécédents familiaux de rupture et le diamètre de l’anévrisme sont universellement reconnus comme des facteurs prédisposant à la rupture, ce qui a conduit à proposer systématiquement la chirurgie pour les anévrismes de plus de 5,5 cm. Cependant, il existe aussi d’autres facteurs prédictifs de la rupture (soit validés soit en cours d’évaluation) : – la vitesse de croissance de l’anévrisme est un facteur de risque de rupture indépendant de la taille (2) ; – la concentration sérique de métalloprotéinase 9 (MMP9), enzyme protéolytique de dégradation des fibres collagènes et élastiques, est significativement plus élevée chez les patients ayant un anévrisme et est significativement corrélée à la taille et à la vitesse de croissance de celui-ci (3) ;
Anévrysme aortique
Figure 1. Scanner thoracoabdomino pelvien, coupe sagittale mettant en évidence le volumineux anévrysme de l’aorte abdominale en position sous rénale.
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– une fixation intense par la paroi anévrismale du 18-fluorodéoxyglucose (F-FDG) en tomographie par émission de positons caractérise les anévrismes larges, douloureux ou à croissance rapide, c’est-à-dire à risque de rupture. Cette fixation témoigne de l’infiltration inflammatoire de la paroi (4) ; – la baisse de la concentration sérique d’α1-antitrypsine n’est pas encore validée comme marqueur prédictif de l’évolution défavorable d’un anévrisme. On conçoit donc, à la lumière de ces données, qu’il n’y a pas de facteur prédictif de rupture facilement accessible par le seul interrogatoire aux urgences. L’étape suivante dans la prise en charge diagnostique est la recherche à l’examen physique d’une symptomatologie évocatrice de rupture d’un anévrisme de l’aorte abdominale. La triade clinique classique associe une douleur d’installation brutale de la région péri-ombilicale voire du flanc et irradiant volontiers vers les organes génitaux externes, une masse abdominale pulsatile et une hypotension artérielle dont le degré varie avec la localisation de la rupture et le délai avant la prise en charge. La sensibilité de la palpation abdominale bimanuelle pour le diagnostic d’anévrisme de l’aorte abdominale croît avec le diamètre : 61 % pour les anévrysmes de 3,0 à 3,9 cm, 69 % pour ceux de 4,0 à 4,9 cm et 82 % pour ceux de 5,0 cm et plus (5). On notera que ni la valeur prédictive positive ni même la sensibilité de cette triade clinique pour le diagnostic de rupture n’ont jamais été évaluées, ce qui doit inciter à recourir facilement aux examens complémentaires devant une suspicion cli-
Figure 2. Anévrysme de l’aorte abdominale sous-rénal s’étendant jusqu’à la bifurcation iliaque.
nique de rupture, y compris en l’absence d’un des trois signes, eu égard à la fréquence et la gravité d’un tel tableau. L’évolution peut également être biphasique : survenue d’un événement initial peu bruyant, contemporain de la déchirure du mur anévrismal puis évolution dramatique lors de la rupture franche avec un intervalle libre de quelques minutes à quelques heures, pouvant permettre la réalisation des explorations diagnostiques et la prise en charge thérapeutique. Ainsi, dans notre observation, l’évolution s’est effectivement déroulée en deux temps, quelques heures séparant l’épisode initial de malaise et l’évolution catastrophique en salle de scanner. La mortalité per- et postopératoire d’une rupture d’anévrisme de l’aorte abdominale est estimée entre 30 et 70 %, aucun progrès notable n’ayant été accompli en terme de survie au cours des dernières décennies (6). Si on tient compte de la mortalité au moment de la rupture, durant le transfert, aux urgences et en peropératoire, seuls 18 % des patients survivent. Prance et coll. (7) ont proposé cinq facteurs de risque préopératoires prédictifs de mortalité dans l’anévrisme rompu de l’aorte abdominale : – âge > 76 ans ; – créatinine > 190 μmol/l ; – hémoglobine < 9 g/dl ; – trouble de la conscience ; – signes ECG d’ischémie. Dans cette étude, la mortalité était de 100 % chez les patients présentant trois facteurs de risque ou plus et 48 %, 28 % et 18 % pour respectivement deux, un et zéro facteur de risque. Ces chiffres sont à comparer à la mortalité de la chirurgie d’anévrisme non rompu de l’aorte abdominale, estimée entre 1,1 % et 7,0 % selon les études (1). Il n’existe pas de données statistiques dans la littérature concernant la surmortalité liée au retard diagnostique de rupture d’anévrisme. Cependant, si on tient compte du fait que l’état hémodynamique conditionne très vraisemblablement la mortalité périopératoire, on peut penser qu’un diagnostic précoce, notamment durant l’intervalle libre entre le début des signes et la dégradation hémodynamique, comme dans notre observation, devrait améliorer la survie. La prescription d’examens d’imagerie doit être large quand on suspecte une rupture d’un anévrisme de l’aorte abdominale, eu égard à l’absence de score clinique diagnostique et à l’extrême gravité du diagnostic, a fortiori si l’antécédent d’anévrisme est connu. Le choix de l’examen, échographie cardiaque ou tomodensitométrie abdominale, est avant tout guidé par la disponibilité dans l’urgence. Sans qu’aucune étude à notre connaissance n’ait comparé la performance de ces deux examens pour le diagnostic positif de rupture, il est admis que l’examen de choix en première intention est le scanner avec injection de produit de contraste qui, outre les dimensions, la situation et les rapports anatomiques, montre
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l’extravasation de produit de contraste et précise le siège de la rupture : intrapéritonéale, rétr-péritonéale, intraduodénale, fistule aortocave. De même, lorsque le diagnostic de rupture est douteux, le scanner montre la présence de sang frais dans le thrombus intra-anévrismal, marqueur prédictif de rupture imminente (8, 9).
Références 1. 2.
3.
Conclusion L’anévrisme de l’aorte abdominale est une pathologie grave et d’incidence croissante. Le pronostic dépend essentiellement d’une éventuelle rupture, événement aigu dramatique, qui peut poser des problèmes diagnostiques. Si l’on connaît les facteurs prédisposant à la rupture, il n’existe en revanche pas de score clinique diagnostique fiable. L’évolution fréquente en deux temps, avec un intervalle libre entre le premier signe d’alerte et la défaillance hémodynamique, doit permettre la réalisation d’examens complémentaires à visée diagnostique, a fortiori si la notion d’anévrisme de l’aorte abdominale non opéré est connue. Sans qu’aucune étude ne l’ait formellement démontré, il est probable que le retard diagnostique majore la mortalité. Le choix de l’examen complémentaire reste avant tout une question de disponibilité dans l’urgence, l’examen de référence étant la tomodensitométrie abdominale avec injection de produit de contraste, qui doit être d’indication large à la moindre suspicion diagnostique.
4.
5.
6.
7.
8.
9.
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Annexe : Proposition de suivi des anévrismes de l’aorte abdominale asymptomatiques (1). Anévrisme asymptotique de l’aorte abdominale
< 4,5 cm
Surveillance Échographie tous les 6 mois
4,5-5,0 cm
Surveillance Échographie tous les 3 ou 6 mois
5,0-5,5 cm
Chirurgie Surveillance Réparation Échographie à ciel ouvert ou tous le 3 ou 6 mois endosacculaire si : – sujet féminin – cas familiaux – croissance rapide « prouvée » – tomographie par émission de positons positive – marqueurs sériques élevés (comme le MMP-9)
> 5,5 cm
Chirurgie Réparation à ciel ouvert ou endosacculaire